16 avril 2009

Mes nuits sont aussi longues que vos jours

A Bobo-Dioulasso, bien des échoppes ont une double-vie.
Le jour, on y vend du Fanta, du Coca, du Nescafé. Quelques tables branlantes et cabossées posées à même la terre battue accueillent le client; un comptoir en bois et, fortune du lieu, un grand congélateur-bahut dans lequel refroidissent les boissons et sont maintenus des blocs de glace débités au marteau. Il est rempli à intervalles réguliers et il n'est pas rare qu'une bière soit servie partiellement sous forme de glace si le contenu est mal géré. Souvent, un stand de nourriture est à proximité, qui vend du - galettes de maïs, que l'on complète par du poisson et de la viande en sauce. L'acheteur ne possédant pas une assiette ou un récipient quelconque repartira avec un sachet en plastic noir. Une bonne ration revient à 500 francs CFA, soit 1 fr. 25.
Les nuits sont toutes l'année aussi longues que les jours et voient ces échoppes se transfromer en bars de toutes sortes où la boisson presque exclusive est la bière. Il s'en vend des hectolitres au mètre carré, d'autant que la norme est la bouteille de deux-tiers de litre. Les marques locales, ou présentées comme telles, sont la Brakina, la Castel et... la Guiness, vendues respectivement au prix de 500, 650 et 750 francs CFA la grande bouteille. Les prix sont les mêmes quel que soit le lieu, bar, maquis ou dancing. Il n'est pas rare qu'un de ces lieux ait épuisé son stock d'eau en bouteille, assez peu bue par les autochtones, mais jamais il ne manquera de bière, ce qui signiferait sa désertion immédiate.
Chacun a sa spécialité, toujours bruyante, et comme ils se succèdent les uns collés aux autres, il est difficile de savoir avec certitude si vous profitez des décibels du bar où vous êtes assis. Comme dans cet espace où les rangées de tables et de chaises font face à une petite télévision qui diffuse des films d'action érotico-violents, toujours surjoués et aux couleurs criardes. Les premiers rangs peuvent suivre les dialogues alors que les derniers voient les combats à coups de bâtons de kung-fu ou de pistolets-mitrailleurs au son de la musique du bar suivant. De toute manière, ces séries B sont faites pour pouvoir être suivies en ne saisissant qu'une réplique sur deux.
Le nombre de tables augmente par rapport à la journée, l'espace non protégé du soleil étant systématiquement mis à profit, jusqu'à la limite de la route. Et les brasiers, alimentés en bois ou en charbon, grillent poulets et gros morceaux de viande, choisis directement sur le grill par le client et consommés avec les doigts.
La bière est aussi la boisson de base des discothèques, espaces mieux délimités, avec piste de danse centrale, hauts-parleurs dont la principale qualité est l'intensité du bruit produit et DJ jonglant avec deux lecteurs CD, un micro, un casque et trois potentiomètres bricolés. La jeunesse s'y retrouve en tenue de sortie, les filles buvant parfoit des "sucreries", soit du Fanta ou du Sprite.
Le paiement de ses consommations, comme la consultation de la carte au restaurant dès 19 heures, vous donnent une idé de la vie d'un aveugle, aucune lumière autre que le maigre éclairage public n'illuminant les tables. De toute manière, quelles que soient les promesses de la carte, vous n'avez guère le choix qu'entre le poulet (grillé ou sauté) et le poisson (vapeur ou en sauce), avec riz, couscous ou éventuellement frites molles et grasses. Et comme on ne donne aucun pourboire, il vous suffit de faire semblant de vérifier avec le plus grand sérieux ce que l'on vous rend dans un petit panier en osier et de l'enfouir dans votre porte-monnaie pour vous tirer d'affaire.
Tout ceci dure jusqu'à l'aube, qui se manifeste vers 6 heures, où les travailleurs du jour, qui se lèvent tôt pour bénéficier de la lumière, remplacent rapidement les fêtards de la nuit.

Micro-soutiens

Le vieux passe ses soirées (et ses nuits?) sur une sorte de chaise longue en bambou, dans la cour de sa maison. A 60 ans, il est content de sa vie, estime avoir une belle famille et ses enfants sont bons travailleurs. Lui-même a été employé 30 ans dans la compagnie de chemin de fer Sitrarail qui relie Ouagadougou à Abidjan, essentiellement pour le transport de marchandises. Il a eu la chance de faire des études et d'avoir ainsi eu un bon travail, puis une retraite tenant compte de sa situation familiale: il a dix enfants, tous scolarisés. Les plus âgés ont un emploi: le premier est vétérinaire et le second employé à la mairie; ils contribuent aux coûts de la scolarité de leurs cadets, qui sont au lycée ou à l'école obligatoire.
La maison est grande et la cour vaste. Dans un coin, une des rares lumières du lieu, avec une ampoule étonnamment forte, qui éclaire un tableau noir et une table. C'est ici que les enfants révisent et la place est constamment occupée.
Maminou, qui termine son lycée, est consciente de la chance qu'elle a d'avoir un père aussi clairvoyant, qui est parvenu à scolariser tous ses enfants, ainsi qu'un cousin dont la mère est restée au village. Elle travaille dur, ne sort guère, pour être sûre de réussir ses examens en juin. Elle veut devenir médecin.
Pareille famille est ici exemplaire. Le taux d'alphabétisation est inférieur à 30% , avec une très forte inégalité entre filles et garçons. Quant au taux de scolarisation, il atteint à peine 40%.
Léa fait partie des jeunes qui ne sont pas allés à l'école. Comme tous les Burkinabè, elle maîtrise parfaitement l'argent et sait ce que coûtent deux ou trois marchandises qu'il faut additionner et combien on doit lui rendre (encore qu'elle donne généralement et spontanément la somme juste). Elle n'a aucune difficulté non plus avec les téléphones portables, connaissant le chemin pour parvenir aux principales fonctions. Elle sait par coeur la suite des touches à actionner pour appeler quelques personnes et parvient à composer un numéro écrit sur un papier. Ses parents sont au Mali et sa famille ici se limite à un oncle, avec lequel elle est régulièrement en contact.
Elle semble convaincue par une inscription à une école du soir pour adultes analphabètes. Un projet abordable: 30'000 francs CFA, selon plusieurs sources, soit 75 francs suisses par année. Je lui dis être prêt à financer ce projet, mais ne veux pas simplement lui laisser la somme correspondante. Car si elle sait compter, elle sait aussi dépenser quand elle possède et se restreindre quand elle n'a plus rien. Je rencontre son oncle, qui est analphabète lui aussi, et approuve le projet. On me dit de me méfier et de ne pas lui laisser non plus une somme d'argent pour le paiement de l'école, qu'il risque de garder pour lui.
Il faudra donc que je passe par une tierce personne, de confiance, qui vérifie l'inscription à l'école, et organiser depuis la Suisse un paiement directement à celle-ci.
Et impossible évidemment de correspondre avec Léa ou son oncle par courrier ou par courriel pour suivre ce micro-soutien...
Je mesure toute la difficulté d'une aide de ce genre, individuelle, et la mobilisation nécessaire pour simplement suivre la bonne affectation de 75 francs suisses.
Mon aide à Brahima, l'étudiant de Bobo, est heureusement plus simple à mettre en oeuvre. Il doit rendre un travail de mémoire en juin et ne possède pas d'ordinateur. Ceux de l'Université sont en nombre insuffisant, régulièrement en panne, et n'ont pas d'accès à Internet. J'avais acheté avant de partir pour 400 francs un mini-ordinateur qui me sert à transférer mes photos, les copier sur une clé USB et à me connecter à Internet lorsqu'il y a du Wi-Fi. Je lui dis que je lui en ferai cadeau avant de rentrer. Il m'en parle chaque jour, me demande de lui répéter les fonctions disponibles et les programmes installés. Je crois qu'il attend avec impatience mon départ pour la Suisse.

La vie ne se photographie pas

Difficile de rendre par des photos toute la vie d'ici, la foule présente en tout lieu, le foisonnement de gens, de bêtes, d'agitation indolente, le mélange d'actifs et d'hommes au repos. C'est que la règle est stricte et impossible à transgresser: on ne photographie pas les gens sans leur accord. Les seules fois où j'ai ressenti de l'agressivité chez des Burkinabè sont celles où j'ai manqué à cette règle, par négligence, pensant que les sujets étaient suffisamment éloignés pour me passer de leur consentement.
Cela rend toute scène de groupe ou de foule impossible à fixer, car il est inimaginable de demander leur accord à chacune des personnes qui la composent. Je m'autorise quelques exceptions depuis le siège arrière d'une moto ou à travers la vitre du bus, avec la plus grande prudence et un maximum de discrétion. Je ne regrette en tout cas pas d'avoir finalement renoncé à prendre mon Nikon reflex au profit de mon petit compact.
La photo peut aussi se négocier. On pourra prendre l'artisan auquel on achète quelque-chose, ou les enfants qui auront reçu chacun une pièce de 25 ou 50 francs.
Le contraste entre les vues de rues désertes et la foule qui les peuplent habituellement est alors saisissant, le soir, en passant en revue les prises de la journée. Comme si le photographe n'évoluait pas dans le même monde que le voyageur. L'un saisit les sites durant les rares moment où personne ne semble les habiter et l'autre se plonge dans une vie grouillante et fourmillante.
Certaines personnes timides n'osent pas refuser, surtout les jeunes filles en présence de l'homme plus âgé que je suis. Comme cette herboriste au marché de Ouaga, qui détourne la tête au moment où je déclenche.

15 avril 2009

La femme africaine marche, marche, marche et vit courbée

Où que l'on soit, sur une route, une piste, en ville ou dans les champs, des femmes marchent, toujours chargées. Le plus souvent d'un bébé dans le dos et d'un poids sur la tête, posé en équilibre. Il peut ne s'agir que de trois mangues, mais généralement d'un poids bien plus conséquent, comme une large bassin d'eau remplie à ras bord et dont pas la moindre goutte ne s'échappera au cours du trajet, toujours semé d'embuches: un camion qui klaxonne pour chasser cyclistes, charrettes et piétons sur le bas côté, un terrain accidenté, un troupeau de chèvres qui vient en courant en sens inverse. Les seules femmes immobiles sont celles qui vendent au marché ce qu'elles y ont apporté... en marchant.
La charge sur la tête, qui tient sur un simple bout de tissus transformant l'arrondi du crâne en une petite surface plane, surprend toujours l'Européen à tendance voutée. Elle oblige les femmes à une droiture d'une grande beauté, qu'elle soit le fait d'une jeune fille ou d'une grand-mère. La cambrure est obligatoire et le corps bouge sans que la tête ne fasse le moindre mouvement. Je dis un jour mon admiration à l'une de ces femmes que je vois boire avec une bassine d'eau sur le crâne, sans pencher la tête ni rien renverser de sa charge. Elle commence à sourire, s'arrête aussi soudainement et me dit qu'elle peut sans problème boire ainsi, mais que rire de mes propos risquerait de faire tomber son eau...
Quand elle ne marche pas, la femme africaine est courbée, parfois accroupie, plus rarement assise sur un petit banc, face à son travail. Préparer le feu, balayer la cour, cuisiner, sont autant d'activités dont le centre de gravité est au sol et qui se font en étant simplement plié en deux, mains au niveau des mollets. Elles peuvent passer des heures ainsi sans émettre la moindre plainte, comme l'inversion de la droiture qu'elles affichaient peut de temps auparavant.

14 avril 2009

Le prix de toute chose

Pour mon invitation chez Samou et Opportune, les parents du nouveau-né, je demande ce que je peux apporter. Des pommes-de-terre, me dit-on. Je suis encore à Bobo, et à Banfora on n'en trouve pas, où alors à des prix trop élevés.
J'achète donc 15 kilos de pommes-de-terre au bord de la route avant de prendre le bus, que l'on me conditionne dans un sachet plastic à la solidité douteuse. Mais c'est tout ce qui est proposé au client qui a l'imprudence de venir sans contenant. Je m'en contente donc, vais à moto déposer mon bien à la gare routière, et pars à la recherche d'un sac plus solide, craignant de voir mes pommes-de-terre rouler à cause d'une rupture du sac. Les sacs vides de farine, riz, ne manquent pas et servent aux marchands à transporter ce qu'ils viennent vendre en ville. Je m'approche de plusieurs d'entre eux, mais personne n'accepte de me vendre un vieux sac, même troué. On ne me donne ou me demande même pas de prix, signe d'une transaction impossible.
J'arrive juste à obtenir un deuxième sachet noir pour renforcer le premier qui commence effectivement à défaillir.
Un sac de 50 kilos vide et solide est un bien utilitaire d'une grande valeur. Avec lui, on peut apporter au marché pommes-de-terre, mais aussi fourrage pour les animaux, légumes, herbes, épices, bois, charbon. Ils sont précieux et ne se vendent pas, trop utiles à l'activité de leur propriétaire.
Il est d'autres choses qui ont une valeur inestimable, parce qu'elles sont des outils de travail.
Une glacière permet de transporter et de vendre de l'eau en sachet fraiche, activité inimaginable sans elle. Les clients sont exigeants et rejetteront sans ménagement le vendeur qui tenterait de vendre une eau tiède ou simplement tempérée.
Un grand thermos servira à préparer et vendre du Nescafé. Un simple carton à proposer sous-vêtements, linges, tissus; une petite alise et un bout de bois pour la maintenir ouverte, des lunettes à soleil; une plus grande, des vêtements ou des chaussures.
Un vélo peut transporter une grosse quantité de bois ou de fourrage. Une moto, trois à quatre sacs bien remplis de toutes sortes de denrées et matériaux, en plus d'un passager éventuel qui réduit à peine la capacité de chargement.
Une voiture, peinte en verte, quel que soit son état, deviendra taxi. Quant au minibus, Il transportera presque autant de monde qu'un bus en Europe, sans compter les marchandises qui trouveront place sur le toit.
Mes pommes-de-terre arriveront finalement à bon port, et survivront même à un nouveau trajet en scooter, entre les jambes de l'amie d'Opportune qui vient me chercher. Je prends place sur le siège arrière, regardant la tête du bébé qu'elle porte dans son dos dodeliner au rythme des bosses et des virages.

13 avril 2009

On rase bébé

Départ samedi pour Banfora. Voyage en compagnie de Léa, rencontrée à Bobo. A 22 ans, elle n'est jamais allée à l'école. Au fil de la conversation, elle me dit qu'une amie à elle habite Banfora et a accouché récemment. Comme je compte y aller, je lui popose de lui offrir le billet de bus et cela me vaudra d'être accueilli dans la famille, où le bébé n'a pas encore de prénom. C'est le père qui le choisit et le communique un semaine après la naisance, au cours d'une cérémonie où l'on rase le crâne du nouveau-né. Elle aura lieu lundi et j'y suis, bien sûr, invité.
Arrivée donc à 7 heures, alors que quelques femmes s'affairent déjà à couper des pommes de terre pour en faire des frites. L'espace se remplit petit à petit et, le père mis à part, je suis le seul homme.
Petit déjeûner fait de pain beurré et de Nescafé au lait condensé. Puis, départ au marché pour acheter quelques légumes et des poulets. Vu l'absence quasi-systématique de frigos, ils sont vendus vivants. On les choisit dans une cage, leurs pattes sont attachées et ils sont transportés ainsi, la tête en bas, à pied, à moto, ou à vélo, parfois suspendus au guidon.
Ils sont tués dans la cour, pendant que les vieilles rasent le bébé et que le père fait part du choix du prénom de sa fille: Inès. Les cheveux sont recueillis dans un tissu qui sera "déposé". Où? Ils seront "déposés". Devant mon insistance, Opportune, la mère, me dit simplement "dans un endroit bien caché"...
Les visiteurs continuent d'affluer et le repas de se préparer, au son joyeux des cris des enfants, des ordres, conseils, rires des femmes penchées sur leur besogne.
Chacune s'attelle à une tâche: aller chercher de l'eau au robinet du quartier, faire quelques achats à l'épicerie, plumer les poulets, tout-à-coup au nombre de quatre, couper les légumes, piler les épices. Le tout est préparé sur deux minuscules fourneaux à bois, posés à même le sol.
Inès est vite oubliée dans cette agitation qui finit par produire un repas délicieux, mangé par petits groupes, sur le sol et à la main. Seuls le père et moi, ainsi que Léa qui me chaperonne, avons droit à une fourchette et à la table basse posée devant la télévision. Je me serais bien joint à un groupe dans la cour, mais il faut, parfois, tenir son rang... Il est vrai que je me suis habitué à manger avec les doigts, ce qui est finalement assez agréable. D'autant plus que l'on vous propose systématiquement de vous laver les mains avant et après le repas. On vous tient une sorte de grande théière remplie d'eau, sous laquelle vous vous frottez, d'abord avec savon, puis sans.
Mon appareil photo fait merveille et chacune prend la pose, les enfants sont hilares en se regardant sur l'écran.
Au final, comme souvent ici, une rencontre à Bobo ouvre des portes insoupçonnées 120 kilomètres plus loin.

Les épiciers

Balade à la nuit tombante dans un nouveau quartier de Bobo, fait de l'équivalent de nos villas – sans eau courante et avec toilettes/douche dans la cour -, de nos habitats groupés – trois à cinq habitations de deux à trois pièces collées se partageant cour et toilettes/douche, et de cases traditionnelles – une à deux pièces en enfilade, sans cour. A part dans les maisons de luxe, les toilettes, qui servent généralement aussi de douche, sont toujours communes: un trou dans le sol, parfois avec une brique de chaque côté pour poser les pieds, cachées par un mur ou une paillotte. Pas de papier, mais un récipient d'eau que l'on emmène avec soi et qui, posé vers l'entrée, signifie que l'endroit est occupé.
Les jeunes (mais y-a-t-il autre chose que des jeunes dans ce pays?) jouent au foot sur un terrain vague, à pieds nus ou en sandales en plastique, avec une habileté étonnante. Les buts sont constitués de deux briques posées en hauteur et mesurent moins d'un mètre de large.
Faïcal, 17 ans, a ouvert il y a quelques semaines une épicerie dans ce quartier en développement, qui n'est desservi par aucune route goudronnée. Les rayons sont encore peu garnis, car il ne disposait que de quelques milliers de francs CFA de son père pour constituer son fonds de commerce. Il achète donc en petites quantités, au fur et à mesure. Il va en ville à vélo et vend 325 ce qu'il y achète 300. Les clients viennent, et repartent avec une dose d'huile de coton dans un sachet en plastique ou une bouteille usagée de Fanta, quelques poignées de riz, un morceau de savon, deux cigarettes... En cas de consommation sur place, un briquet attaché par un élastique estv à disposition du client. Une cigarette coûte 25 FCFA, un paquet de vingt, 500. Pas de supplément pour la vente au détail, qu'il s'agisse de poudre à lessive, d'huile, de cube de bouillon... Chacun doit pouvoir acheter selon ses moyens du jour, sans être prétérité. Et bien rares sont ceux qui achètent en grande quantité – qui sait ce dont demain sera fait?
Pour compléter ses revenus, Faïcal a installé une table et un banc à l'extérieur, dispose d'un grand thermos d'eau chaude, et vend du café au lait, du Lipton (c'est ainsi que l'on appelle le thé) et du pain beurré. Le café est préparé dans un verre avec 4 cuillères à soupe de lait condensé et une cuillère à café de Nescafé. C'est, chaud, sucré et bon. Le beurre est en fait une préparation industrielle en boîte qui supporte la chaleur. Une voisine profite du passage pour vendre de l'eau en sachets, qu'elle confectionne elle-même et garde au frais dans une glacière.
L'épicier prend soin de ne pas délimiter le territoire qu'il utilise devant son épicerie pour la préparation de ses boissons. S'il le clôture, pose une enseigne, il devra payer des impôts, auxquels il échappe pour l'insant.
Nous quittons l'épicerie alors qu'un troupeau de buffles rentre à l'étable.
Plus près de la route, une autre épicerie donne l'idée de ce que deviendra celle que nous venons de quitter si le commerce fleurit. Les rayons sont bien garnis, l'huile est à disposition en tonneaux de 200 litres, la farine et le riz en sacs de 50 kilos. Mais chacun repart avec les mêmes petites quantités, juste ce qu'il faut pour le repas à venir. L'épicier ouvre à 7 heures du matin et boucle à 22 heures. Il mange sur place.
Nombreuses sont les personnes rencontrées qui rêvent de monter une affaire avec quelques milliers de francs CFA pour démarrer. Ils sont prêts à y travailler dur, pour sortir de l'incertitude dans laquelle ils vivent, gagner en indépendance vis-à-vis de leur famille, pouvoir faire un bon mariage ou s'éviter les heures de vélo pour aller chercher de quoi nourrir quelques chèvres et faire brûler le petit fourneau à bois extérieur sur lequel tous les repas son préparés.

La salade d'avocats du marché

Au marché, pour deux personnes, achetez deux avocats bien mûrs, à un autre marchand une dose d'huile de coton dans un sachet plastique, ailleurs encore un cube de bouillon Maggi et deux pains à un vendeur ambulant. Asseyez-vous là où l'on vend des boissons et arrangez-vous pour y emprunter une assiette et une cuillère, en ayant pris soin de commander à boire.
Détaillez les avocats grossièrement avec la cuillère et déposez les morceaux comme ils tombent dans l'assiette, en ayant pris soin de leur ôter la pelure. Emiettez le cube de bouillon dessus, versez l'huile et mélangez.
Dégustez en pinçant la préparation avec un morceau de pain.
Comme dessert, prévoyez des mangues, préparées à peu près de la même façon.
Pour le café, appelez le vendeur qui passe certainement au moment où vous y pensez.

09 avril 2009

Les filles chantent et les garçons nagent

Le dénuement favorise la créativité. C'est ma réflexion après la visite de l'Université polytechnique, alors que nous prenons un bain dans la rivière voisine. Un jeune ingénieur en formation ayant à peine dépassé la vingtaine parle de son entreprise avec un étudiant en marketing. Ils finiront par s'échanger leurs numéros de portable, se rendant compte qu'ils ont certainement chacun quelque-chose à apporter à l'autre.
Le futur ingénieur travaille avec une entreprise américaine et propose des équipements pour les nombreuses radios locales qui fleurissent au Burkina, de la station de quartier ou de village aux chaînes diffusant au niveau régional. Comme l'argent manque, il les conseille également dans la manière de se financer et n'ignore rien des aides gouvernementales ou, mieux encore, des ONG à la recherche de projets à soutenir.
Le problème, disent en coeur mes interlocuteurs, c'est le gouvernement. Au lieu de soutenir les initiatives des petits entrepreneurs, il les décourage à cause des pistons, des connaissances des ministres emportant régulièrement places et marchés.
Pendant que les hommes font la course dans la rivière, les femmes chantent sur la rive et vident la glacière. Elles ne se baignent pas.
Au retour, nous dépassons moult vélos chargés de foin, de fanes de maïs ou de bois. Leurs propriétaires parcourent ainsi les quinze kilomètres qui les séparent des quelques chèvres qu'ils ont à nourrir en ville.

Les méchants

Un méchant homme, marié à une gentille femme, n'appréciait pas cette situation. Il devait en effet lui aussi participer à recevoir dignement amis et famille. Il décida donc de changer de femme et de s'en choisir une méchante avec laquelle, pensait-il, il s'entendrait mieux. Il sut qu'il avait trouvé celle qu'il lui fallait quand, s'annonçant chez elle, il la vit se dépêcher de cacher toute boisson et toute nourriture pour éviter de devoir en proposer à son visiteur.
Ils se marièrent donc et s'entendirent effectivement parfaitement bien dans leur trait commun. Les amis qui venaient pour manger repartaient le ventre vide et la famille du village, en visite pour un mois, rentrait après trois jours.
Un cousin du mari, qui n'ignorait rien de la réputation du couple, décide de s'en rendre compte par lui-même. Il se présente donc chez eux peu avant l'heure du repas, et s'arrange, alors qu'il se lave les mains, pour savoir ce que la femme est en train de cuisiner: c'est du brega, une préparation à base de graines de haricots. Avant le repas, il s'arrange pour parler de nourriture avec son cousin et, arrivant sur le sujet, lui dit: « Ah! Mon cousin, s'il y a un plat, un seul, que je ne peux pas manger, c'est bien le brega. Rien que d'y penser, mon estomac se noue, tant j'ai été malade la fois où l'on m'en a servi. »
Entendant cela, et pour bien exprimer sa méchanceté, le mari va dire à sa femme de servir du brega à son cousin. La femme demande: « Tu est bien sûr, mon mari? » « Oui, ma femme, tu verras, tu vas bien rire et tout le brega sera pour nous. »
Lorsque le repas est prêt, la femme s'assure encore auprès de son mari qu'il faut bien en proposer au cousin. Le mari confirme. La femme s'exécute donc, mais ne peut s'empêcher, de crainte de voir le cousin manger son brega, de dire qu'elle est désolée, mais que son plat est mauvais et qu'elle va devoir le jeter. Alors le cousin prend le plat et dit que, pour ne pas le perdre, il va le prendre avec lui au village et semer les graines, et qu'avec toutes ces graines, il deviendra certainement riche.
Le couple voit sa nourriture disparaître dans le sac du cousin mais n'ose se lamenter devant lui. La femme, pourtant, n'y tenant plus, révèle la vérité au cousin. Celui-ci ressort alors le brega de son sac et tous trois font un repas fort joyeux.
Cette histoire, c'est le professeur de droit qui la raconte, à l'Université polytechnique de Bobo-Dioulasso, pour illustrer son cours et distraire les étudiants entre deux moments de dictée studieuse, ponctuée par le seul bruit des stylos bic posés sur la table pour changer de couleur selon qu'il s'agit d'écrire un titre, du texte ou une citation... Il parlait en l'occurrence de la différence entre l'acte volontaire et le cas de force majeure dans le droit du travail.

L'Université est à une quinzaine de kilomètres de la ville et à des distances variables des foyers où logent les étudiants, à trois dans des chambres de 15 mètres carrés, à la chaleur étouffante, où prennent place lits, tables (une étant dédiée au fer à repasser), valises. Des bus assurent les déplacements, à 7h30, 12h30 et 19h30.
C'est donc en pleine nature que se trouvent les bâtiments, dans un état d'entretien plus que précaire. Une salle avec wi-fi permet aux heureux possesseurs d'un ordinateur portable de travailler entre les éviers de ce qui devait être une salle de travaux pratiques de physique. Les autres doivent se partager quelques PC, vieux modèles poussifs. La bibliothèque de l'une des écoles tient dans une salle et chaque discipline sur une étagère ou une armoire métallique, qui ferait honte à un salon suisse.
Les chemins qui séparent les bâtiments permettent d'acheter de l'eau, du jus de fruit, des cacahouètes à des représentants du secteur informel. Tous se déplaçant autour du restaurant pour étudiants à l'heure du repas, pour améliorer l'ordinaire, constitué aujourd'hui de couscous, de sauce et d'un poisson sec et rachitique. Des enfants tendent des cornets en plastique à travers les fenêtres dans l'espoir de récupérer les restes.
Ici, le recyclage est une pratique innée.

08 avril 2009

Les silures sacrés dans le cloaque

Le vieux quartier de Bobo, pour un Européen, c'est remonter dans le temps. Ruelles étroites, courettes qui entourent l'habitat constitué de quelques cases à une ou deux pièces. La cuisine se fait au feu, en plein air.
Le mil rouge sèche sur une bâche pour la préparation de la bière, qui cuit trois jours dans des bassines, sur un four en terre. Les enfants les plus chanceux rentrent de l'école, les autres jouent dans les rues. Au fond, coule la rivière, cloaque dans lequel se prélassent les silures sacrés. Et pourtant, comme un miracle, ici les femmes font la lessive dans des seaux remplis d'une eau parfaitement claire, là-bas des hommes se lavent au savon tandis qu'à quelques mètres, un cochon goge dans un mélange vaseux composé d'un peu d'eau, de beaucoup de détritus et d'un nombre encore plus grand de sacs en plastique noir, véritable fléau qui envahit les bords des routes, les cours, les rues et chaque endroit où le vent peut les porter.
Dans ces quartiers, strictement divisés entre musulmans, griots, chrétiens, etc., des jeunes s'unissent en association. Par négociation avec les chefs, ils parviennent à obtenir un local où ils tentent de vendre leur production de sacs, colliers, tissus, statuettes aux touristes. Une série d'entre elles représente les positions les plus classiques ou les plus improbables du Kama Sutra ou des pratiques locales.
Il faut un guide pour aller dans ces endroits et il ne manque pas une de ces échoppes où il est bien difficile de ne pas marchander quelque-chose. Les vendeurs utilisent tous le même argument: leurs pris sont cassés et un achat représente davantage une reconnaissance de leur travail qu'un bénéfice pour eux.
Comme partout, la jeunesse est omniprésente: l'âge moyen de la population burkinabè est de 17 ans et l'espérance de vie à la naissance est de moins de 50 ans. Pour quelques jeunes qui vivent de leur artisanat, un multiple est occupé dans le secteur informel.
Le fonctionnaire des impôts avec lequel je buvais des bières l'autre jour m'expliquait qu'il est frappé d'une taxe, la CSI, pour contribution du secteur informel. Elle représente un pour-cent des rentrées fiscales du pays et s'applique jusqu'à un chiffre d'affaires de 15 millions de FCFA (37'500 francs suisses). La plupart des acteurs semblent pourtant l'ignorer, comme le reconnaît le fonctionnaire en négociant des sous-vêtements à un vendeur ambulant, manifestement non-contributeur. L'impression est que l'essentiel du commerce de proximité se fait par le secteur informel, qui vend tout, absolument tout, dans des boutiques improvisées au bord des routes, sur des carioles brinquebalantes ou dans des cartons et autres aguillages portés à bout de bras avec une adresse hors du commun. On peut ainsi acheter au coin de la rue ou assis à une « terrasse » une recharge pour son portable, des cacahuètes, des cigarettes en cartouche, en paquet ou à l'unité, un assortiment du parfait bricoleur, une batterie de cuisine, slips, chemises, lingerie, des copies pirate de DVD et de CD, à l'eau de rose sur le dessus de la pile et plus hard dessous, des téléphones, des radios et tout ce qu'une maison pauvre ou riche se doit de disposer.
Il y a même un sous-secteur informel: celui des acheteurs pour le compte d'autrui. Vous n'avez plus de cigarette en buvant votre bière? A peine un regard pour chercher un marchand qu'un gosse est à vos côtés, prêt à aller en acheter pour vous. Le prix du service n'est jamais fixé d'avance, et laissé à la libre appréciation du bénéficiaire. Il ne peut de toute manière pas être inférieur à la plus petite pièce en circulation: 50 FCFA, ce qui constitue l'unité de base. Même principe lorsque vous garez une voiture (100 à 200 FCFA) ou une moto (50 FCFA). Où qu'il y ait une place, une personne la surveille, dans un système plus ou moins organisé. Avec un semblant d'officialité lorsqu'un ticket est donné, et payé à la reprise du véhicule; de manière plus spontanée lorsqu'un débrouillard s'est attribué un bout de bord de route. Pour le prix, la moto est poussée et collée aux autres pour rentabiliser au mieux l'espace, et vous est restituée prête à partir, dans le sens de la marche.
Tout cela fait que l'argent circule et que l'extrême pauvreté semble limitée, en ville en tout cas, et la mendicité extrêmement rare et laissée à de rares très jeunes enfants. Il faut d'ailleurs veiller, s'ils vous ont suivi pour vous convaincre de les aider, de les raccompagner en lieu sûr si vous leur donnez une pièce. Ils se font en effet parfois racketter par de plus âgés, probablement devenus moins convaincants avec l'âge.

07 avril 2009

A droite, en principe, tu rouleras

Le Burkina, comme toutes les anciennes colonies françaises, a adopté le système métrique et pratique, comme les autres membres de la Communauté financière d'Afrique de l'Ouest, un équivalent des anciens francs français, le franc CFA (une course en taxi coûte dans les 1000 francs). Et on roule à droite. Enfin, en principe. Car il est toutes sortes de situations où d'autres règles non écrites s'appliquent.
Sur les grandes artères en ville, on roule à gauche de la partie droite de la route, pour laisser passer piétons et deux-routes qui circulent à droite de la partie droite. Aux carrefours, on fait comme on peut, y compris comme piéton.
Et sur les grands axes entre les villes, on roule à droite 80% du trajet... et ailleurs le reste du temps. Sur une piste parallèle pour cause d'entretien de la chaussée; au milieu pour épargner la suspension du bus ou carrément à gauche pour éviter les nids de poule ou effectuer de longs dépassements.
Et tout ça fonctionne parfaitement bien, et permet une harmonieuse intégration d'une incroyable diversité de véhicules, à moteur, à bras ou à traction animale.

45 Noirs et 4 Blancs...

Journée un peu plus reposante aujourd'hui: trajet en bus de Ouagadougou à Bobo-Dioulassé. Cinq heures de trajet un peu seul, en véhicule climatisé. Mais je suis tout de même bien encadré: un des buveurs de bière me conduit à la gare routière avec son scooter et son frère m'attend à l'arrivée avec sa Mobylette, sur le porte-bagage de laquelle il tient absolument à me transporter à mon hôtel. Je ne sais pas où me tenir, ai l'impression que je vais tomber à chaque virage et glisser en arrière à chaque démarrage. Le moteur est heureusement suffisamment poussif pour limiter sérieusement ce risque.
J'ai choisi une bonne compagnie: TCV, pour Transport, Confort, Voyageurs. L'enregistrement des bagages se fait au feutre et au scotch de carossier: le numéro de mon billet est ainsi collé sur mon sac. Vu le standing de la compagnie, tous les bagages, y compris un scooter, trouvent place dans la soute. On croisera en route nombre d'embarcations probablement moins coûteuses mais certainement plus hasardeuses où la hauteur du chargement posé sur le toit semble dépasser celle du véhicule.
Dans le bus, 45 passagers noirs et 4 blancs, dont 3 single. Chacun des trois se retrouve seul pour deux sièges... alors même que ceux-ci sont numérotés et attribués avant le départ.
Une halte en cours de route, à Boromo. 10 minutes pendant lesquelles les voyageurs qui sortent sont pris d'assaut et se font proposer pain, fruits, biscuits de sésame, boissons. Sur le siège opposé, un couple et son petit-fils de cinq ou six ans. Il n'achète que des boissons, ayant pris soin d'emporter un poulet rôti qu'ils se partagent.
Rapidement, la partie féminine du bus est hilare, grâce aux aventures de Karim, un garnement de dix ans très intéressé par les femmes et qui fait le désespoir de sa mère, série locale diffusée sur la vidéo du bus.
Nous passons progressivement du gris-noir du centre au gris-vert du sud. les villages se succèdent presque sans discontinuer, chacun avec ses boutiques au bord de la route, des femmes et des enfants qui marchent avec de l'eau, en bidon ou dans une bassine ronde en équilibre sur la tête.
Contrairement à ce que l'on m'avait dit, il fait aussi chaud à Bobo qu'à Ouaga. Mais la ville semble plus nonchalante et, surtout, j'y ressens moins l'impression d'être une proie pour toutes sortes de ventes ou de plans... La rue m'ignore presque, ce qui n'est pas désagréable.

06 avril 2009

15 bières plus tard...


Il faut savoir prendre son temps... J'avais prévu la visite d'un parc urbain dans la journée. Je proposai tout de mème à un contact burkinabè, connu en Suisse, de le rencontrer pour lui remettre le drapeau suisse qu'il m'avait demandé de lui apporter. J'appelle à 9h30 et il est devant mon hôtel une heure plus tard avec son scooter. Le meilleur moyen de découvrir Ouagadougou!
Et c'est parti pour une tournée!
D'abord un maquis où, à peine sorti du petit-déjeùner, je me retrouve à manger des brochettes de foie de boeuf. Ici, je m'en sors avec un jus de fruit. Départ ensuite chez Charlotte où nous retrouvons Ousmane, fonctionnaire aux impôts qui s'est libéré pour l'occasion. De toute manière, me dit-il, il n'avait rien à faire aujourd'hui. Il arrive lui-aussi en scooter, mais avec une plaque à fond rouge, qui permet de reconnaître les véhicules de service de l'administration.
Les bières se succèdent, les unes après les autrres, sans relâche. Ce n'est de la petite bibine, mais des bouteilles de 6,5 décilitres chacune. Et je commets deux impairs. Je ne suis pas le rythme, ce qui me fait rater plusieurs tournées, et j'en paie une.
Ici, m'explique-t-on, celui qui invite paie tout, pour tout le monde. Le fonctionnaire des impôts ne sort donc pas son porte-monnaie et je n'avais pas à le faire non plus. Quant à Charlotte, elle était vexée que je "refuse" la bière qu'elle m'offrait, pensant ne plus être en mesure de pouvoir en ingurgiter ne serai-ce qu'un centilitre (la suite me prouvera que ce n'était pas le cas). Celui qui invite doit même, si nécessaire, payer le plein du scooter de celui dont le réservoir est vide. Bon, le climat de confiance se rétablit après quelques explications et échanges sur les différences culturelles. Mais autant dire que les Suisses passent pour de drôles d'oiseaux, eux qui aspportent une bouteille en cadeau lorsqu'ils se font inviter.
La nourriture ne se refuse pas davantage que la boisson. J'en suis donc à midi à mon troisième repas de la journée, en l'occurrence une soupe de poulet, évidemment copieusement arrosée de bière. Il est 15h30 quand mes acolytes décident de me faire découvrir un autre maquis, où je m'en sors pendant la première heure avec une bouteille d'eau, mais où je devrai me soumettre au rituel de la bière... et d'un quatrième repas, fait de langue et de tripe de boeuf en sauce, au demeurant excellents, que l'on mange avec un cure-dent.
J'estime à au moins une douzaine chacun les bières bues par mes amis en scooter. Je crois m'en être sorti avec la moitié de ce nombre. Mais 6x6.5 décis font tout de même près de 4 litres de bière.
C'est vrai qu'à 40° à l'ombre, elle doit s'évaporer plus rapidement qu'à 10° par temps de bise.
Quant à la visite du parc urbain, elle attendra mon retour du sud-ouest, où je pars demain. On doit d'ailleurs bien y trouver de la bière.

Jamais seul


Jamais seul au Burkina... Il suffit de sortir de l'hôtel et partir dans n'importe quelle direction pour se retrouver accompagné et guidé, où que l'on aille et quoi que l'on fasse. La démarche n'est pas toujours totalement gratuite et peut susciter des jalousies.
Les « guides » improvisés ont forcément quelque-chose à vendre et le rapport n'est pas forcément bien clair sur la liberté du « guidé » à se laisser prendre en charge sans rien acheter. Des chemises, de l'artisanat, des tissus, en faveur d'une association ou d'un village. L'exercice nécessite clarté, clairvoyance et prudence, mais il permet la rencontre. Comme Ibrahim et Jean-Claude qui me guident à travers les échoppes d'un petit marché. Le grand a brûlé en 2004 et devrait rouvrir le 16 avril.
On se balade, on cherche un adaptateur pour la prise de mon mini-portable, peut-être un coiffeur où me raccourcir un peu les cheveux, on s'arrête pour pour une bière burkinabé. Et on cause, on cause sans arrêt. Ils veulent s'en sortir seuls et ne recherchent pas l'argent, mais à vendre les chemises faites au village, ou présentées comme telles dans une échoppe du marché.
L'exil? Ils n'y pensent pas et veulent construire leur pays. Ils laissent leur adresse aux touristes en espérant des dons pour leur « association ». Ou plutôt, ils s'arrangent pour que les touristes leur laissent une adresse électronique, car ils ne savent pas écrire. Ils ont probablement un frère ou un cousin qui se charge du service après-vente.
Ils sont conscients de leur statut et de ses limites. Le mariage? Il faut de l'argent. Mais il y a aussi des filles pauvres, qui veulent certainement se marier... Mais, selon eux, « les filles qui n'ont pas d'argent ne vont pas aller avec un homme qui n'a pas d'argent. »
Un autre « guide » m'accompagne quelques heures plus tard à la cathédrale, puis dans un maquis sénégalais où l'on mange le riz gras et le couscous. Mais au retour les guides du matin invectivent celui de l'après-midi et finissent par en venir aux mains. L'équilibre est fragile et le seul pouvoir d'achat potentiel que j'aurais pu exercer suffit à le bousculer. Dure leçon.

05 avril 2009

La place du soleil

L'Afrique se vit bien avant de partir... Les vaccins, les précautions, les conseils donnent la mesure de la distance qui sépare la confortable Europe du Continent noir.
Et le Burkina commence chez Air France, dans un vol rempli pour moitié d'Européens, pour moitié de Burkinabés. Ceux qui voyagent font partie de la classe moyenne ou aisée. Le groupe qui m'entoure est constitué d'employés de la société d'électricité qui rentrent de deux semaines de formation en France. Il y a des comportements universels, comme de profiter des boissons offertes dans l'avion - champagne, puis vin, puis re-vin, puis cognac, puis bière... Je passe pour un pisse-froid, moi qui n'ai pas envie d'alcool avec mon repas servi à 17 heures.
Mais le Burkina, je le comprends vite, c'est se faire apostropher par tout un chacun, en tout lieu et en tout moment. Mon voisin de siège ne tarde pas à engager la conversation, écouteurs pourtant branchés sur l'écran individuel dont bénéficie chaque passager. Le cocon ouateux dans lequel Air France propose d'enfermer ses voyageurs convient au Suisse que je suis, pas au Burkinabé qu'est mon voisin.
J'en apprends ainsi une somme sur la production d'énergie au Burkina, et sur les délestages que la compagnie d'électricité impose aux habitants de Ouaga; entendez par là les coupures de courant qui affectent la capitale pendant la journée, principalement durant la saison chaude. C'est que, m'explique mon voisin, le prix des téléviseurs, des frigos et des climatiseurs diminue, ce qui fait augmenter la demande en électricité, sans que l'offre ne parvienne à suivre. Autre élément qu'il faut introduire dans cette équation: la démographie. Mon voisin avait seize frères et soeurs, mais il n'a que quatre enfants, auxquels il tient à offrir un certain niveau de confort.
La production est hydraulique et par centrale thermique. Et le solaire? Mon voisin croit savoir qu'il y a une expérience dans le nord. Puis il a cette sentance définitive: "Le solaire n'a pas d'avenir au Burkina, les panneaux prennent trop de place."

Il y a des tenants du développement durable au Burkina. Et le développement de l'énergie solaire fait partie des objectifs du millénaire. Des informations que l'on trouve grâce à des blogs privés...

15 mars 2009

La Vigne du Rat

Il en était fier, de sa vigne. La première qu'il avait achetée, au Dézaley.
La vigne était alors une maîtresse qui demandait beaucoup et donnait peu. Beaucoup de sueur dans les pentes de Lavaux, pour un vin qui ne se vendait pas bien cher.
Il acheta donc la vigne avec ce qu'il avait économisé, discrètement, sur ses premiers salaires au moulin. Il y faisait les trois huit. Ce qui lui laissait chaque jour la matinée ou l'après-midi pour aller à la vigne. Pas bien grande, mais fière, perchée au-dessus du sentier que le chemin des améliorations foncières viendrait remplacer une trentaine d'années plus tard. Cinq charmus étroits, séparés par des murs hauts. Les escaliers de pierre permettaient à peine de poser les deux pieds sur la même marche. Et avec le mur qui semblait gonfler par endroit, il fallait être mi-équilibriste, mi-contorsionniste, pour monter avec les outils ou descendre avec une brante pleine. Il n'était pas plus sûr de passer entre les rangées de ceps, tant la pente était raide.
Cela ne lui fit pas peur. Il avait conscience de mettre un premier pied au Dézaley, alors que son père n'avait jamais pu y planter le moindre échalas. Et il poursuivit sa conquête, achetant par-ci, louant par-là.
Il l'appela la vigne du Rat, le surnom des habitants du village. Parce qu'il était en terre «étrangère», ayant changé de commune en passant le ruisseau. Pour marquer sa volonté de conquête. C'était le seul Rat dans le coin, bientôt rejoint par quelques autres.
Ce nom devint connu et chacun au village l'adopta. On ne disait pas la vigne à Georges; on disait la vigne du Rat, avec une pointe de respect . Même si rien ne la distinguait des autres, si son nom n'apparaissait nulle part. Jusqu'à ce que, cinquante ans plus tard, il doive refaire le mur. Alors le grand-père maçonna une sorte de plaque, y dessina un rat et deux dates. Celle de l'achat de la vigne et celle du jour.
Pas une fois nous ne sommes passés devant sans que le grand-père me rappelle son histoire, régulièrement agrémentée d'anecdotes nouvelles, réelles ou imaginaires. Je n'y pénétrais donc qu'avec respect, la taillant avec crainte. Et c'est toujours dans le charmu du haut que nous faisions les neuf heures, avec mon oncle, qui avait repris le domaine.
Parce qu'il avait fallu y monter le treuil, supporter les craquements dans le dos, risquer la chute, tirer et charogner plusieurs fois avant de le planter dans la terre. On labourait de haut en bas, mais nous remontions les cinq charmus pour les neuf heures, pour admirer l'ouvrage qui nous avait coûté tant d'efforts et se dire que, quand-même, c'était d'ici que l'on avait la plus belle vue sur le lac.
Le grand-père est mort, la vigne fut louée, puis vendue.
Mais la plaque est encore là.

28 février 2009

Quand les bus font du carrousel

Les "vieux" utilisateurs des bus du Jorat se souviennent des laborieux départs de la place du Tunnel, à Lausanne: se trouvant parallèles à la circulation, mais séparés d'elle par un bâtiment, des bermes en béton et toutes sortes d'autres obstacles, les bus devaient faire le tour de la place encombrée de voitures et de feux, avant de se retrouver pratiquement à leur point de départ, juste décalés de quelques mètres sur la droite... Et comme un fait exprès destiné à rappeler aux voyageurs leur punitive existence d'usagers des transports publics, une horloge bien visible permettait de mesurer avec précision le temps passé à cet éprouvant tour de place, qui prenait aux heures de pointe bien ses cinq minutes. Et qui faisait rager les voyageurs retardataires qui pouvaient voir leur bus repasser pratiquement devant l'arrêt sans qu'il ne puisse rien faire pour les charger...
Découvrant les possibilités techniques et les attentes des voyageurs, ils - ce ils qui définit ceux qui ont le pouvoir de changer les choses sans que l'on sache bien de qui il s'agit - ils donc ont organisé un raccourci grâce à l'introduction d'une phase de feux pour les bus. Ô merveille de la technologie, de longues minutes étaient ainsi épargnées chaque soir aux écoliers et aux travailleurs méritants pressés de regagner leur campagne. Mais afin d'éviter qu'ils ne se prennent pour les égaux des automobilistes, quelques épreuves leur furent tout de même réservées: le chauffeur devait descendre du bus pour déclencher manuellement à l'aide d'une clé idoine la phase de feu lui permettant de s'épargner le tour de la place. Et la phase était si courte qu'il devait se dépêcher de remonter dans le bus et de démarrer, au risque de devoir recommencer l'opération. Ce qui se produisait régulièrement, pour toutes sortes de raisons, notamment l'arrivée de voyageurs retardataires. Et bien sûr, les précieuses secondes n'étaient pas suffisantes pour faire passer deux bus d'un coup, ce qui fait que lors de départs simultanés, chaque chauffeur devait répéter l'opération en laissant passer le temps nécessaire à ce que la phase privilégiée réapparaisse dans le mystérieux programme des feux de las place du Tunnel.
Les bus du Jorat on quitté la place du Tunnel avec l'arrivée du M2.
Mais probablement nostalgiques de cette gestion bricolée de la principale gare routière de la ville, ils ont décidé de déplacer ce musée vivant à la place de l'Europe, interface lausannois des transports publics qui réunit M1, M2, le train Lausanne-Echallens-Bercher et plusieurs lignes de bus urbaines et régionales. La partie est de la place est caractérisée par une espèce de rond-point rectangulaire. Et comme l'arrêt de certains bus est disposé avant l'entrée du rond-point, et qu'il faut franchir celui-ci pour rebrousser chemin, les voyageurs sont condamnés à faire le tour du rond-point pour se retrouver en face de l'arrêt qu'ils ont quitté quelques minutes plus tôt. Tour laborieux, qui se fait à un rythme saccadé par les piétons qui doivent le couper deux fois pour le traverser et par une circulation trop importante. Et le même sadisme est réservé qu'à la place du Tunnel aux voyageurs retardataires, qui voient leur bus leur passer devant le nez sans pouvoir les charger.
La situation n'est guère meilleure à l'arrivée, rendue tellement difficile par la circulation que nombre de voyageurs descendent à l'avant dernière station pour rejoindre le métro à pied afin de gagner du temps sur le bus empêtré entre les voitures.
On se demande comment ils ont pu concevoir des systèmes aussi décourageants pour les voyageurs alors même qu'un métro ultra-moderne était en construction... Il est vrai que le courage a manqué pour supprimer la circulation de la rue Centrale, ce qui aurait réglé le problème, et pour empêcher la construction de parkings au Flon et au Rôtillon que les voitures doivent bien rejoindre d'une manière ou d'une autre...

22 février 2009

Gros mangeurs

Le boucher avait le physique du cochon, à commencer par l'absence de cou. La tête était posée directement sur les épaules et les trois os qui permettent à tout vertébré de tourner la tête et de la pencher en avant semblaient lui manquer. Et de fait, ces mouvements lui coûtaient un effort particulier, ce qui fait qu'il bougeait légèrement les épaules chaque fois qu'il tournait la tête. La ressemblance concernait un porc d'automne, bien engraissé au petit lait durant tout l'été, et prêt à être transformé pour la Saint-Martin. De telle sorte que les bras du boucher donnaient l'impression de ne pas pouvoir se rejoindre devant son ventre et que seule la présence d'un couteau suffisamment long lui permettait de trancher de la main droite un morceau de viande qu'il tenait de la gauche. Mais cette distance entre les mains ne gênait en rien sa dextérité et son adresse. La découpe se faisait toujours à l'endroit voulu, sans hésitation et avec une incroyable précision pour un homme qui devait se servir d'un miroir pour se voir le sexe.
Cet anthropomorphisme inversé ne surprenait pas au milieu des tas de côtes de porcs, des bacs de ragout et des alignements de rôtis marinés.
Et toujours de bon conseil avec ça. Bien que personne ne l'ait jamais vu cuisiner autre chose que des rôtis embrochés par demi-douzaine au moins, il savait parfaitement et sans aucun calcul le temps de cuisson de chacun des morceaux qu'il vendait, en l'adaptant au poids effectif qu'il vous vendait.
Le poids, justement.
Il y avait chez lui deux systèmes permettant de déterminer la quantité à acheter.
Le classique, au poids. Et l'alternatif, au nombre de convives.
Les plus prudents énonçaient le poids de viande désiré, admettaient sans rechigner que celui-ci fut dépassé jusqu'à dix pour-cent sans protestation possible, mais n'avaient pas droit à la considération du boucher, qui estimait ce système comme l'industrialisation de tâches artisanes, comme la perte d'un savoir-faire professionnel, de son savoir-faire professionnel. Ceux qui demandaient à être servis au poids étaient à peine salués et vite expédiés. Les conseils se limitaient à une brève réponse aux questions posées.
Le système alternatif équivalait à s'en remettre presque entièrement à l'appréciation de l'homme de métier. Il consistait à annoncer le nombre de convives. Le boucher faisait ensuite le calcul, après toutefois une seconde épreuve. La réponse à la question rituelle: «Gros mangeurs?» L'interrogation était formulée de manière fermée, la réponse ne pouvant qu'être affirmative. Oser répondre: «Non, petits mangeurs» eut été un crime bien pire que d'acheter au poids. Car le péché originel était avoué, sans aucun doute possible. Acheter 300 grammes de viande sans préciser si c'était pour une, deux ou trois personnes laissait au client le bénéfice du doute. Peut-être allait-il être le seul mangeur... Alors qu'avouer que l'on était un petit mangeur, qui plus est entouré de petits mangeurs, ne pouvait que vous valoir un bannissement de durée indéterminée.
Et c'est ainsi que des centaines de clients sont repartis pendant des dizaines d'années avec deux fois le poids de viande dont ils avaient réellement besoin.

Le thé à la vigne

Le moment du thé était de pur bonheur. Il différait selon l’époque de l’année.

Il y avait le thé solitaire, en hiver. Seul ou à deux, au moment de la taille, dans le froid, souvent, parfois aussi dans les premiers moments de chaleur de l’année, au début du mois de mars. Plus tôt, il n’y a pas de travail à la vigne, pas de thé, pas de « neuf heures », avec le pain et le fromage.

Le thé de l’hiver, c’est le signe du recommencement de l’année, des premières sorties, encore bien habillés, les préparatifs de la journée dans la nuit qui peine à se terminer. Nous arrivions à la vigne avec le lever du soleil. Parfois aussi avec la bise qui recommence à souffler après l’accalmie de la nuit. Chaque fois, la journée débute chaudement habillés, pull en laine et veste par dessus. Dans les beaux jours, la veste tombe avec les « neuf heures », avec le thé, le pull avant midi et la chemise dans l’après-midi. Dans les moins bons jours, on reste ainsi emmitouflés jusqu’au soir, n’ôtant que la veste au moment du repas de midi, le pull gardant le froid emmagasiné durant la matinée, le corps n’ayant pas le temps de réchauffer.

Mais heureusement, il y avait le thé, la première pause de la matinée, pour se réchauffer abrité contre un mur exposé au soleil ou occasion de prendre ses premières aises.

Il y avait le thé joyeux du printemps. La vigne est belle, premières pousses après la taille, sur un sol juste labouré, bien régulier, chaque motte cassée. On le dirait ratissé, aucune herbe n’a encore poussé entre les souches de vigne presque nues. L’engrais est mis, la terre n’a plus qu’à faire son travail.

C’est le temps de reprendre possession de la vigne, de faire les premières prévisions. On est toujours en retard, trop de pluie nous a retenus à la cave, ou à la remise à ranger, à étiqueter le jeune vin. La nouvelle vigne est plantée, l’ancienne est prête à produire. On se salue d’un charmu à l’autre, ou près de la fontaine où l’on ouvre une première bouteille.

Et il y a le thé, fidèle compagnon du vigneron, sorti du sac en osier, le pain et le fromage posés sur le linge à carreaux déplié. Le soleil du printemps appelle à prolonger la pause, on hésite à chercher de l’ombre. L’un engage la conversation par un « y fait déjà sacrément bon » ; l’autre répond machinalement d’un « meilleur qu’à six heures et demie, y faisait à peine trois à la porte de la cave ». Les échanges machinaux se poursuivent jusqu’au moment où celui qui commande fait mine de se lever ; alors l’autre range le thé, le pain et le fromage, s’il en reste, et repart à l’ouvrage. Un labour à finir, tirer le treuil sur la rangée suivante, attendre le signe de son compagnon qui tient la charrue au bout de son fil et mettre les gaz en faisant attention que ce soit bien la charrue qui monte entre les souches et pas le treuil qui descende. Ou bien, plus tard, quand les pousses de l’année sont déjà hautes, les attacher autour des échalas ou le long des fils. Parfois seuls, une longue journée rythmée par les trains : les mêmes chaque heure, et des « originaux » entre deux : celui chargé de voitures, un autre pour Rome ou plus loin encore, celui de marchandises qui remonte à vide. Parfois à deux, le temps passe plus vite on change plus souvent de vigne, la journée est moins monotone.

Il n’y a pas de thé en été. Les journées sont différentes. Il fait chaud, on commence plus tôt, le jour à peine levé et on finit à midi. On boit des choses froides, de la limonade, de l’eau au citron, du thé glacé, de la bière parfois, mais elle n’est pas odeur de sainteté chez les vignerons. Ou un petit blanc frais. C’est le temps des premières équipes dans la vigne, pour les effeuilles, laisser la place au soleil de venir teinter le raisin d’ambre et de brun. On commence à faire de la place pour l’automne, on s’inquiète des ventes de l’année. Il faut finir de mettre en bouteille, transvaser, nettoyer les vases en chêne, les entretenir s’ils sont vides pour qu’ils soient prêts à accueillir la nouvelle récolte à laquelle on pense déjà. On retarde le plus possible le moment de décharger la vigne des grappes excédentaires. On craint la grêle et les étourneaux, la pluie et la sécheresse, on s’inquiète d’un trop gros nuage noir ou d’un soleil trop fort. Tout est prétexte à imaginer le pire, les dix plaies d’Egypte s’abattant sur le Lavaux en l’espace de quinze jours.

On ose parfois un plongeon dans le lac ou un tour en bateau, l’air pressé et l’âme coupable de laisser ainsi la vigne sans travailleur et la cave vide. On la voit tout de même du coin de l’œil, de la plage ou de la barque, prêt à remonter à la première occasion. Les plus vieux critiquent les jeunes qui prennent des vacances en été et vont au lac le samedi.

Mais il n’y a pas de thé en été, ou alors avec des glaçons.

Et puis il y a le meilleur de tous les thés, celui de l’automne, celui des vendanges. Si l’année n’a pas été trop mauvaise, si les calamités redoutées ne se sont pas produites, c’est le temps de l’abondance. Dans les vignes, dans les caves et dans les cuisines, dès six heures du matin. Les tablées de vingt, les kilos de beurre coupés en grosses tranches dans les assiettes jaunes pâles ressorties pour l’occasion, la confiture dans les coupes à dessert et les gros pains coupées en tranches larges. Il faut avoir fini avant sept heures. Pendant que les femmes rangent, les hommes préparent la camionnette et la cloche n’a pas fini de sonner que le chargement s’ébranle, hommes, femmes, caisses jaunes, sur le pont et dans la cabine. On commence dans la fraîcheur du matin, grande équipe silencieuse, le sommeil sur les yeux. Quelques paroles, brèves, qui semblent résonner entre les ceps de vigne, une caisse pleine, trois prêtes à être portées sur la camionnette. Pas de paroles inutiles, un sourire parfois entre deux complices, le souvenir du baiser de la veille, ou l’espoir de celui du soir.

L’esprit est au labeur, le matin, aux vendanges. Jusqu’au thé.

Alors là, les langues se délient, on pose les sécateurs sans même finir le rang entamé, la caisse à moitié pleine. On l’attendait depuis déjà vingt, trente minutes, le dos courbé sous les feuilles ou chargé de caisses à monter. On guettait la camionnette, on calculait le temps qu’il lui faudrait pour revenir du dernier voyage. Celui qui descend les paniers, ou qui appelle, est le sauveur. Jamais ordre n’aura été suivi aussi rapidement. On se cherche un siège, un mur encore frais, une caisse retournée. Les hommes proposent leurs genoux, les filles refusent en riant. Le grand-père ouvre le panier, sort les bouteilles thermos, rouges ou vertes, avec des carreaux en relief. Quand il les ouvre, de la vapeur s’en échappe, promesse d’un bol chaud et sucré. Le grand-père distribue aussi les morceaux de pain et de fromage, préparés à l’avance, la couenne déjà enlevée. Les mains se tendent, cherchant ensuite un endroit plat pour poser le thé, ou alors tenant dans la même main pain et fromage, le bol dans l’autre, pour alterner les deux aliments, puis la boisson pour terminer, après chaque bouchée. Ah ! le thé chaud et doux qui se mélange, dans la bouche, au pain et au fromage.

Les hommes s’enhardissent, les filles rigolent entre elles, lancent des clins d’œil, les regard se cherchent. On plaisante, et gare à celui qui se vexe. Il faut répondre ou encaisser, pas d’autre issue. Mais le thé fait descendre tout ça. On évalue le travail déjà fait, celui qui reste jusqu’au dîner. A quelle heure changer de parchet. Les rires fusent, les mines renfrognées s’éclairent. Le grand-père sert le thé jusqu’à la dernière goutte, le pain et le fromage tant qu’il y en a. Et la journée s’en trouve changée : les rires continuent, couvrant le bruit des sécateurs, on se parle d’une rangée à l’autre, les hommes surveillent les grappes oubliées, réclamant un baiser à la vendangeuse coupable. En même temps que le thé, le soleil commence à chauffer le dos, on tombe les jaquettes. Les hommes peuvent exhiber leurs bras musclés et les filles ce qui les fait loucher. Le raisin lui-même semble s’être réchauffé le temps de boire le thé. Il ne refroidit plus les mains quand on le tient. Il est chaud, un peu collant, bien doré dans la main. Il est beau et généreux, comme le panier du grand-père.

Les Rognons blancs

Jacques Barlatti est un homme méticuleux. Aussi avait-t-il soigneusement préparé sa liste de courses, sur la base du menu choisi la veille : une salade folle au foie gras truffé, des rognons blancs sauce mielleuse, des chips de patate douce, une jardinière de légumes et des petits pots de crème péruvienne pour le dessert. Il alla chez l’un des rares bouchers qui restaient encore en ville, auquel il avait commandé les rognons blancs à l’avance. Il se rendit ensuite chez Globus où il choisit systématiquement les conditionnements les plus chers de piment doux, cannelle et cumin, et dut acheter un kilo de miel toutes fleurs, les boîtes plus petites ne correspondant pas à cette appellation.

Se retrouver à faire les courses pour un repas était une activité inhabituelle pour Jacques Barlatti. Et cela d’autant plus à 14 heures 30, un jour de semaine. Il aurait dû être à Londres, comme c’était souvent le cas depuis qu’il avait été promu responsable du secteur private banking pour l’Europe du Nord. Et la dernière fois qu’il avait dû choisir de la nourriture dans des étalages devait remonter à l’époque de ses études. Depuis, il avait toujours soit mangé chez ses parents, soit se trouvait avec une copine qui assumait parfaitement ce rôle. Cela avait d’ailleurs été parfois une des causes de rupture. Un reste peut-être de ses origines italiennes. Il effectuait bien quelques tâches ménagères, juste de quoi donner le change. Mais il était aussi mal à l’aise que s’il avait dû aller au théâtre le soir de la finale de la Coupe du monde de football.

Leur agent à Londres avait appelé trois jours plus tôt. Il espérait finaliser ce jour-là un important contrat avec un institut de prévoyance. Jacques en avait profité pour prendre un jour de congé et mettre sur pied son projet. Surprendre Cécile.

Ils étaient mariés depuis six ans, vivaient ensemble depuis huit et se connaissaient depuis dix. A la passion du début avaient succédé les stades habituels de toutes les relations. Mais depuis quelque temps, Jacques sentait imperceptiblement le commencement d’une distance. Il n’avait jamais pensé pouvoir ressentir cela. Il s’était marié pour la vie, concevait la fidélité comme un mal nécessaire mais non irrémédiable, et ne voyait aucune raison pour que quoi que ce soit vienne contrarier son plan. Il devait pourtant bien se rendre à l’évidence. Certains signes ne trompent pas. Rien de dramatique, mais de quoi tout de même y prêter attention. Ses absences répétées depuis qu’il avait son nouveau poste, sa propension à travailler tard sans raison, à rester boire des verres avec les collègues, sa soudaine passion pour le golf qui l’occupait souvent le week-end lui paraissaient des signes clairs, mais sans grande importance. Il admettait difficilement par contre que Cécile fasse de même et manifeste parfois de l’indifférence à son égard.

Une fois la nourriture achetée, il monta au rayon ménage. Il avait décidé de se procurer un nouveau couteau à viande. Celui qu’ils possédaient datait de l’époque où ils ne pouvaient se payer que des ustensiles Ikea et il ne correspondait pas au standing de leur nouvel appartement. Jacques avait insisté pour abandonner le deux pièces qu’ils occupaient sous gare et acheter un appartement moderne en duplex, au chemin Porchat. Cécile avait manifesté un attachement incompréhensible à leur ancien logement, petit et au quatrième étage, sans ascenseur. Mais Jacques avait fini par l’emporter. Il pourrait ainsi enfin inviter ses collègues, et surtout son chef, chez lui, ce qui était inimaginable auparavant.

Il était déjà seize heures lorsque Jacques présenta la clé électronique devant la porte de leur duplex. Entre son salaire, plus que confortable, et celui de Cécile, ils n’avaient aucune peine à payer les traites. Jacques avait même pu choisir dans les catalogues haut de gamme l’équipement de la cuisine. Le temps qu’il consacra à comparer les fours, les cuisinières, les lave-vaisselle et les rangements était inversement proportionnel à celui qu’il allait passer à les utiliser. Cécile avait pour sa part à peine manifesté un semblant d’intérêt pour ces choses, ne cessant de répéter que la vieille cuisinière à gaz qu’elle avait dû se résoudre à déposer aux déchets encombrants lui aurait bien suffi. Et de fait, Jacques n’avait rien fait d’autre dans cette cuisine, depuis deux mois qu’ils avaient emménagé, que du café tiré de la machine Nespresso offerte par la banque à la conclusion de l’hypothèque.

Il rangea soigneusement ce qu’il avait acheté et posa le bloc de bois contenant les six couteaux de cuisine qu’il avait finalement choisi. Il avait fière allure sur l’immense plan de travail qui trônait au milieu de la pièce. Il éprouva une excitation à l’idée d’utiliser les plaques électriques à induction – qui avaient nécessité de renouveler complètement la batterie de cuisine – et le four pourvu de la chaleur tournante, d’un grill et faisant office de steamer. Il s’était décidé pour une jardinière de légume, mets qu’il trouvait un peu banal, dans le seul but de faire fonctionner le steamer que Cécile n’avait pas encore étrenné. Il espérait ainsi lui démontrer les qualités de ce mode de cuisson facile, préservant le goût et les vitamines des aliments.

Cécile rentrait habituellement du travail à 19 heures. Il s’était assuré discrètement la veille qu’aucun rendez-vous ne figurait sur son agenda pour ce soir. Elle lui avait d’ailleurs répété plusieurs fois qu’elle allait profiter de cette soirée solitaire pour ranger des photos, lire, se coucher tôt.

La cuisine était judicieusement placée dans l’appartement. A un angle, une porte-fenêtre permettait de desservir leur immense terrasse, qui surplombait le quartier et offrait une vue impressionnante sur le lac et les Alpes. Un bar la séparait du living room et de l’espace destiné à recevoir une table à manger.

Il avait juste le temps de préparer la crème péruvienne afin de la laisser ensuite refroidir. Cela lui prit beaucoup plus de temps qu’il ne se l’était imaginé en lisant la recette. Si l’infusion de la vanille et des grains de café, la préparation du caramel et le mélange du chocolat n’avaient pas posé de problèmes particuliers, il crut bien ne jamais parvenir à faire épaissir la crème après y avoir incorporé les jaunes d’œufs. Il veillait constamment sur la préparation et jouait avec la chaleur de la plaque pour maintenir un frémissement en évitant l’ébullition qui, d’après la recette, allait produire des grumeaux. Il transpirait et ne voyait pas le moment où la mousse qui s’était formée en surface allait disparaître, signe que la cuisson était terminée. Il essaya plusieurs fois de napper une cuillère en bois avec de la crème chaude, ignorait la manière dont ce terme pouvait se matérialiser, et finit par remplir des pots, qu’il laissa refroidir.

De l’unique fenêtre donnant en façade, on apercevait l’immeuble d’à côté, en contrebas. Jacques fut amusé en constatant que le voisin, qu’il avait souvent vu torse nu se promener dans son appartement, était lui aussi affairé à la préparation d’un repas.

Le dessert étant prêt, il entreprit de tourner les rognons dans du sel, puis les lava soigneusement sous l’eau. Il les rinça plusieurs fois, se saisit sans hésiter d’un couteau de taille moyenne et les trancha en lamelles, qu’il posa sur un linge de cuisine. La lame passait à travers la viande presque sans efforts, tant elle était fine et aiguisée. Les lamelles étaient tranchées nettes, sans qu’elles ne s’effilochent, comme cela se serait produit avec le vieux couteau Ikea. Il se mit ensuite à la préparation de la patate douce, qu’il éplucha et coupa en fines tranches, avec un couteau pointu, plus petit. Puis ce fut au tour des légumes. Il hésita, et opta pour un troisième couteau. Le plus petit de tous, avec de très légères dents qui évitaient que les légumes mous ne s’éclaffent sous la pression de la lame. Ces activités lui procurèrent un plaisir qu’il ne pensait pas trouver dans la préparation d’un repas.

Les pots de crème péruvienne étaient suffisamment refroidis pour qu’il puisse les mettre au réfrigérateur. Il ne lui restait plus qu’à préparer quelques amuse-bouches pour l’apéro : des petites tomates, des boulettes de mozzarella, quelques feuilles de basilic, du gros sel, du poivre et une tombée d’huile d’olive. Cécile adorait et il ne se prit pas la tête à chercher des mets plus compliqués qu’elle serait capable de délaisser.

Le vin chambrait : un Cahors, recommandé par le sommelier de Globus. Il avait hésité avec un espagnol, qui lui semblait devoir se marier naturellement avec le taureau, mais se laissa convaincre par le discours du professionnel. La salade était lavée, les tranches de foie gras prêtes à rôtir. Jacques regarda sa montre : 18 heures 45 ; son minutage était parfait. Il décida de s’allonger un moment sur le canapé pour se décontracter et passa en revue la manière dont la soirée devait se passer : Cécile allait arriver, il l’embrasserait dans le cou, l’inviterait à aller s’asseoir sur la terrasse où la table était mise, et ne lui donnerait aucune explication sur la raison de sa présence. Elle aimait être surprise et se laisserait aller sans résistance. Il préparerait les tranches de foie gras pendant qu’ils prenaient l’apéro. Il se lèverait une fois la salade terminée, irait cuire en quelques minutes les chips et la viande, sortirait les légumes du steamer et préparerait deux assiettes, qu’il avait déjà mises à chauffer. Il révélerait à Cécile la véritable teneur des rognons après qu’elle les ait mangés, ou mieux, en fin de repas. Lui parler de testicules de taureau plus tôt risquerait de casser l’ambiance. Mais après quelques verres de Cahors, c’est elle qui deviendrait grivoise en apprenant ce qu’elle avait mangé. Une transition parfaite pour espérer l’attirer au lit et lui faire l’amour sans qu’elle semble compter les étoiles qui ornaient le plafond de leur chambre à coucher.

Lorsque Jacques se réveilla en sursaut, il était 19 heures 20. Il réprima une pointe d’inquiétude, craint que les tranches de fois gras ne soient restées trop longtemps à température ambiante et se leva. C’est en remplissant un verre à l’évier qu’il aperçut furtivement une robe bleue à bretelles à travers la fenêtre de la cuisine de son voisin. Cécile a la même. Il crut voir une mèche de ses cheveux voler et ne put s’empêcher d’aller dans leur chambre, ouvrir la penderie et y chercher vainement la robe bleue de Cécile. Retournant à la fenêtre, il ne vit que deux bras enlacer le cou du voisin, torse nu comme à son habitude. Puis le couple disparut. C’est ridicule. Si la robe n’est pas là, c’est que Cécile l’a mise. Et c’est un modèle courant, acheté il y a peu chez Zara. Rien d’étonnant à ce que d’autres femmes possèdent la même.

Pendant quinze minutes, il s’efforça de rester calme, ne put réprimer l’envie d’aller une dizaine de fois à la fenêtre, épia chaque bruit, espérant à chacun d’eux qu’il annonçait l’arrivée de Cécile. A 19 heures 45, il n’y tenait plus. Il appela Cécile sur son portable mais tomba sur sa boîte vocale. Il entrebâilla alors la porte de l’appartement, entendit deux fois l’ascenseur, des pas dans l’escalier, mais personne ne poussa la porte. C’est peu avant 20 heures qu’il prit le couteau qu’il avait utilisé pour trancher les rognons et se rendit chez le voisin. Il ne savait pas ce qu’il allait faire, mais l’image de Cécile dans les bras d’un homme au torse nu ne le quittait plus.

Cécile manqua de peu de le croiser dans l’entrée de l’immeuble. Elle fut surprise de trouver la porte ouverte, davantage encore de voir les préparatifs d’un repas sur le plan de travail. Elle pensa à une surprise de Jacques, certainement à la cave pour aller y chercher une bouteille, et se réprimanda en regrettant sa soirée solitaire. Heureusement qu’elle avait profité de passer un moment avec Agnès avant de rentrer.

Elle ne pouvait s’empêcher de regarder chez le voisin chaque fois qu’elle passait devant la fenêtre de la cuisine. Pour une fois, il n’était pas torse nu. Il était de dos, assis devant la table de la cuisine. Mais un détail attira son attention : une manière de pencher la tête qui n’appartenait qu’à Jacques.D’où elle était, il lui était impossible de voir qu’il coupait soigneusement en tranches ce qu’en termes culinaires on appelle des rognons blancs.