28 février 2009

Quand les bus font du carrousel

Les "vieux" utilisateurs des bus du Jorat se souviennent des laborieux départs de la place du Tunnel, à Lausanne: se trouvant parallèles à la circulation, mais séparés d'elle par un bâtiment, des bermes en béton et toutes sortes d'autres obstacles, les bus devaient faire le tour de la place encombrée de voitures et de feux, avant de se retrouver pratiquement à leur point de départ, juste décalés de quelques mètres sur la droite... Et comme un fait exprès destiné à rappeler aux voyageurs leur punitive existence d'usagers des transports publics, une horloge bien visible permettait de mesurer avec précision le temps passé à cet éprouvant tour de place, qui prenait aux heures de pointe bien ses cinq minutes. Et qui faisait rager les voyageurs retardataires qui pouvaient voir leur bus repasser pratiquement devant l'arrêt sans qu'il ne puisse rien faire pour les charger...
Découvrant les possibilités techniques et les attentes des voyageurs, ils - ce ils qui définit ceux qui ont le pouvoir de changer les choses sans que l'on sache bien de qui il s'agit - ils donc ont organisé un raccourci grâce à l'introduction d'une phase de feux pour les bus. Ô merveille de la technologie, de longues minutes étaient ainsi épargnées chaque soir aux écoliers et aux travailleurs méritants pressés de regagner leur campagne. Mais afin d'éviter qu'ils ne se prennent pour les égaux des automobilistes, quelques épreuves leur furent tout de même réservées: le chauffeur devait descendre du bus pour déclencher manuellement à l'aide d'une clé idoine la phase de feu lui permettant de s'épargner le tour de la place. Et la phase était si courte qu'il devait se dépêcher de remonter dans le bus et de démarrer, au risque de devoir recommencer l'opération. Ce qui se produisait régulièrement, pour toutes sortes de raisons, notamment l'arrivée de voyageurs retardataires. Et bien sûr, les précieuses secondes n'étaient pas suffisantes pour faire passer deux bus d'un coup, ce qui fait que lors de départs simultanés, chaque chauffeur devait répéter l'opération en laissant passer le temps nécessaire à ce que la phase privilégiée réapparaisse dans le mystérieux programme des feux de las place du Tunnel.
Les bus du Jorat on quitté la place du Tunnel avec l'arrivée du M2.
Mais probablement nostalgiques de cette gestion bricolée de la principale gare routière de la ville, ils ont décidé de déplacer ce musée vivant à la place de l'Europe, interface lausannois des transports publics qui réunit M1, M2, le train Lausanne-Echallens-Bercher et plusieurs lignes de bus urbaines et régionales. La partie est de la place est caractérisée par une espèce de rond-point rectangulaire. Et comme l'arrêt de certains bus est disposé avant l'entrée du rond-point, et qu'il faut franchir celui-ci pour rebrousser chemin, les voyageurs sont condamnés à faire le tour du rond-point pour se retrouver en face de l'arrêt qu'ils ont quitté quelques minutes plus tôt. Tour laborieux, qui se fait à un rythme saccadé par les piétons qui doivent le couper deux fois pour le traverser et par une circulation trop importante. Et le même sadisme est réservé qu'à la place du Tunnel aux voyageurs retardataires, qui voient leur bus leur passer devant le nez sans pouvoir les charger.
La situation n'est guère meilleure à l'arrivée, rendue tellement difficile par la circulation que nombre de voyageurs descendent à l'avant dernière station pour rejoindre le métro à pied afin de gagner du temps sur le bus empêtré entre les voitures.
On se demande comment ils ont pu concevoir des systèmes aussi décourageants pour les voyageurs alors même qu'un métro ultra-moderne était en construction... Il est vrai que le courage a manqué pour supprimer la circulation de la rue Centrale, ce qui aurait réglé le problème, et pour empêcher la construction de parkings au Flon et au Rôtillon que les voitures doivent bien rejoindre d'une manière ou d'une autre...

22 février 2009

Gros mangeurs

Le boucher avait le physique du cochon, à commencer par l'absence de cou. La tête était posée directement sur les épaules et les trois os qui permettent à tout vertébré de tourner la tête et de la pencher en avant semblaient lui manquer. Et de fait, ces mouvements lui coûtaient un effort particulier, ce qui fait qu'il bougeait légèrement les épaules chaque fois qu'il tournait la tête. La ressemblance concernait un porc d'automne, bien engraissé au petit lait durant tout l'été, et prêt à être transformé pour la Saint-Martin. De telle sorte que les bras du boucher donnaient l'impression de ne pas pouvoir se rejoindre devant son ventre et que seule la présence d'un couteau suffisamment long lui permettait de trancher de la main droite un morceau de viande qu'il tenait de la gauche. Mais cette distance entre les mains ne gênait en rien sa dextérité et son adresse. La découpe se faisait toujours à l'endroit voulu, sans hésitation et avec une incroyable précision pour un homme qui devait se servir d'un miroir pour se voir le sexe.
Cet anthropomorphisme inversé ne surprenait pas au milieu des tas de côtes de porcs, des bacs de ragout et des alignements de rôtis marinés.
Et toujours de bon conseil avec ça. Bien que personne ne l'ait jamais vu cuisiner autre chose que des rôtis embrochés par demi-douzaine au moins, il savait parfaitement et sans aucun calcul le temps de cuisson de chacun des morceaux qu'il vendait, en l'adaptant au poids effectif qu'il vous vendait.
Le poids, justement.
Il y avait chez lui deux systèmes permettant de déterminer la quantité à acheter.
Le classique, au poids. Et l'alternatif, au nombre de convives.
Les plus prudents énonçaient le poids de viande désiré, admettaient sans rechigner que celui-ci fut dépassé jusqu'à dix pour-cent sans protestation possible, mais n'avaient pas droit à la considération du boucher, qui estimait ce système comme l'industrialisation de tâches artisanes, comme la perte d'un savoir-faire professionnel, de son savoir-faire professionnel. Ceux qui demandaient à être servis au poids étaient à peine salués et vite expédiés. Les conseils se limitaient à une brève réponse aux questions posées.
Le système alternatif équivalait à s'en remettre presque entièrement à l'appréciation de l'homme de métier. Il consistait à annoncer le nombre de convives. Le boucher faisait ensuite le calcul, après toutefois une seconde épreuve. La réponse à la question rituelle: «Gros mangeurs?» L'interrogation était formulée de manière fermée, la réponse ne pouvant qu'être affirmative. Oser répondre: «Non, petits mangeurs» eut été un crime bien pire que d'acheter au poids. Car le péché originel était avoué, sans aucun doute possible. Acheter 300 grammes de viande sans préciser si c'était pour une, deux ou trois personnes laissait au client le bénéfice du doute. Peut-être allait-il être le seul mangeur... Alors qu'avouer que l'on était un petit mangeur, qui plus est entouré de petits mangeurs, ne pouvait que vous valoir un bannissement de durée indéterminée.
Et c'est ainsi que des centaines de clients sont repartis pendant des dizaines d'années avec deux fois le poids de viande dont ils avaient réellement besoin.

Le thé à la vigne

Le moment du thé était de pur bonheur. Il différait selon l’époque de l’année.

Il y avait le thé solitaire, en hiver. Seul ou à deux, au moment de la taille, dans le froid, souvent, parfois aussi dans les premiers moments de chaleur de l’année, au début du mois de mars. Plus tôt, il n’y a pas de travail à la vigne, pas de thé, pas de « neuf heures », avec le pain et le fromage.

Le thé de l’hiver, c’est le signe du recommencement de l’année, des premières sorties, encore bien habillés, les préparatifs de la journée dans la nuit qui peine à se terminer. Nous arrivions à la vigne avec le lever du soleil. Parfois aussi avec la bise qui recommence à souffler après l’accalmie de la nuit. Chaque fois, la journée débute chaudement habillés, pull en laine et veste par dessus. Dans les beaux jours, la veste tombe avec les « neuf heures », avec le thé, le pull avant midi et la chemise dans l’après-midi. Dans les moins bons jours, on reste ainsi emmitouflés jusqu’au soir, n’ôtant que la veste au moment du repas de midi, le pull gardant le froid emmagasiné durant la matinée, le corps n’ayant pas le temps de réchauffer.

Mais heureusement, il y avait le thé, la première pause de la matinée, pour se réchauffer abrité contre un mur exposé au soleil ou occasion de prendre ses premières aises.

Il y avait le thé joyeux du printemps. La vigne est belle, premières pousses après la taille, sur un sol juste labouré, bien régulier, chaque motte cassée. On le dirait ratissé, aucune herbe n’a encore poussé entre les souches de vigne presque nues. L’engrais est mis, la terre n’a plus qu’à faire son travail.

C’est le temps de reprendre possession de la vigne, de faire les premières prévisions. On est toujours en retard, trop de pluie nous a retenus à la cave, ou à la remise à ranger, à étiqueter le jeune vin. La nouvelle vigne est plantée, l’ancienne est prête à produire. On se salue d’un charmu à l’autre, ou près de la fontaine où l’on ouvre une première bouteille.

Et il y a le thé, fidèle compagnon du vigneron, sorti du sac en osier, le pain et le fromage posés sur le linge à carreaux déplié. Le soleil du printemps appelle à prolonger la pause, on hésite à chercher de l’ombre. L’un engage la conversation par un « y fait déjà sacrément bon » ; l’autre répond machinalement d’un « meilleur qu’à six heures et demie, y faisait à peine trois à la porte de la cave ». Les échanges machinaux se poursuivent jusqu’au moment où celui qui commande fait mine de se lever ; alors l’autre range le thé, le pain et le fromage, s’il en reste, et repart à l’ouvrage. Un labour à finir, tirer le treuil sur la rangée suivante, attendre le signe de son compagnon qui tient la charrue au bout de son fil et mettre les gaz en faisant attention que ce soit bien la charrue qui monte entre les souches et pas le treuil qui descende. Ou bien, plus tard, quand les pousses de l’année sont déjà hautes, les attacher autour des échalas ou le long des fils. Parfois seuls, une longue journée rythmée par les trains : les mêmes chaque heure, et des « originaux » entre deux : celui chargé de voitures, un autre pour Rome ou plus loin encore, celui de marchandises qui remonte à vide. Parfois à deux, le temps passe plus vite on change plus souvent de vigne, la journée est moins monotone.

Il n’y a pas de thé en été. Les journées sont différentes. Il fait chaud, on commence plus tôt, le jour à peine levé et on finit à midi. On boit des choses froides, de la limonade, de l’eau au citron, du thé glacé, de la bière parfois, mais elle n’est pas odeur de sainteté chez les vignerons. Ou un petit blanc frais. C’est le temps des premières équipes dans la vigne, pour les effeuilles, laisser la place au soleil de venir teinter le raisin d’ambre et de brun. On commence à faire de la place pour l’automne, on s’inquiète des ventes de l’année. Il faut finir de mettre en bouteille, transvaser, nettoyer les vases en chêne, les entretenir s’ils sont vides pour qu’ils soient prêts à accueillir la nouvelle récolte à laquelle on pense déjà. On retarde le plus possible le moment de décharger la vigne des grappes excédentaires. On craint la grêle et les étourneaux, la pluie et la sécheresse, on s’inquiète d’un trop gros nuage noir ou d’un soleil trop fort. Tout est prétexte à imaginer le pire, les dix plaies d’Egypte s’abattant sur le Lavaux en l’espace de quinze jours.

On ose parfois un plongeon dans le lac ou un tour en bateau, l’air pressé et l’âme coupable de laisser ainsi la vigne sans travailleur et la cave vide. On la voit tout de même du coin de l’œil, de la plage ou de la barque, prêt à remonter à la première occasion. Les plus vieux critiquent les jeunes qui prennent des vacances en été et vont au lac le samedi.

Mais il n’y a pas de thé en été, ou alors avec des glaçons.

Et puis il y a le meilleur de tous les thés, celui de l’automne, celui des vendanges. Si l’année n’a pas été trop mauvaise, si les calamités redoutées ne se sont pas produites, c’est le temps de l’abondance. Dans les vignes, dans les caves et dans les cuisines, dès six heures du matin. Les tablées de vingt, les kilos de beurre coupés en grosses tranches dans les assiettes jaunes pâles ressorties pour l’occasion, la confiture dans les coupes à dessert et les gros pains coupées en tranches larges. Il faut avoir fini avant sept heures. Pendant que les femmes rangent, les hommes préparent la camionnette et la cloche n’a pas fini de sonner que le chargement s’ébranle, hommes, femmes, caisses jaunes, sur le pont et dans la cabine. On commence dans la fraîcheur du matin, grande équipe silencieuse, le sommeil sur les yeux. Quelques paroles, brèves, qui semblent résonner entre les ceps de vigne, une caisse pleine, trois prêtes à être portées sur la camionnette. Pas de paroles inutiles, un sourire parfois entre deux complices, le souvenir du baiser de la veille, ou l’espoir de celui du soir.

L’esprit est au labeur, le matin, aux vendanges. Jusqu’au thé.

Alors là, les langues se délient, on pose les sécateurs sans même finir le rang entamé, la caisse à moitié pleine. On l’attendait depuis déjà vingt, trente minutes, le dos courbé sous les feuilles ou chargé de caisses à monter. On guettait la camionnette, on calculait le temps qu’il lui faudrait pour revenir du dernier voyage. Celui qui descend les paniers, ou qui appelle, est le sauveur. Jamais ordre n’aura été suivi aussi rapidement. On se cherche un siège, un mur encore frais, une caisse retournée. Les hommes proposent leurs genoux, les filles refusent en riant. Le grand-père ouvre le panier, sort les bouteilles thermos, rouges ou vertes, avec des carreaux en relief. Quand il les ouvre, de la vapeur s’en échappe, promesse d’un bol chaud et sucré. Le grand-père distribue aussi les morceaux de pain et de fromage, préparés à l’avance, la couenne déjà enlevée. Les mains se tendent, cherchant ensuite un endroit plat pour poser le thé, ou alors tenant dans la même main pain et fromage, le bol dans l’autre, pour alterner les deux aliments, puis la boisson pour terminer, après chaque bouchée. Ah ! le thé chaud et doux qui se mélange, dans la bouche, au pain et au fromage.

Les hommes s’enhardissent, les filles rigolent entre elles, lancent des clins d’œil, les regard se cherchent. On plaisante, et gare à celui qui se vexe. Il faut répondre ou encaisser, pas d’autre issue. Mais le thé fait descendre tout ça. On évalue le travail déjà fait, celui qui reste jusqu’au dîner. A quelle heure changer de parchet. Les rires fusent, les mines renfrognées s’éclairent. Le grand-père sert le thé jusqu’à la dernière goutte, le pain et le fromage tant qu’il y en a. Et la journée s’en trouve changée : les rires continuent, couvrant le bruit des sécateurs, on se parle d’une rangée à l’autre, les hommes surveillent les grappes oubliées, réclamant un baiser à la vendangeuse coupable. En même temps que le thé, le soleil commence à chauffer le dos, on tombe les jaquettes. Les hommes peuvent exhiber leurs bras musclés et les filles ce qui les fait loucher. Le raisin lui-même semble s’être réchauffé le temps de boire le thé. Il ne refroidit plus les mains quand on le tient. Il est chaud, un peu collant, bien doré dans la main. Il est beau et généreux, comme le panier du grand-père.

Les Rognons blancs

Jacques Barlatti est un homme méticuleux. Aussi avait-t-il soigneusement préparé sa liste de courses, sur la base du menu choisi la veille : une salade folle au foie gras truffé, des rognons blancs sauce mielleuse, des chips de patate douce, une jardinière de légumes et des petits pots de crème péruvienne pour le dessert. Il alla chez l’un des rares bouchers qui restaient encore en ville, auquel il avait commandé les rognons blancs à l’avance. Il se rendit ensuite chez Globus où il choisit systématiquement les conditionnements les plus chers de piment doux, cannelle et cumin, et dut acheter un kilo de miel toutes fleurs, les boîtes plus petites ne correspondant pas à cette appellation.

Se retrouver à faire les courses pour un repas était une activité inhabituelle pour Jacques Barlatti. Et cela d’autant plus à 14 heures 30, un jour de semaine. Il aurait dû être à Londres, comme c’était souvent le cas depuis qu’il avait été promu responsable du secteur private banking pour l’Europe du Nord. Et la dernière fois qu’il avait dû choisir de la nourriture dans des étalages devait remonter à l’époque de ses études. Depuis, il avait toujours soit mangé chez ses parents, soit se trouvait avec une copine qui assumait parfaitement ce rôle. Cela avait d’ailleurs été parfois une des causes de rupture. Un reste peut-être de ses origines italiennes. Il effectuait bien quelques tâches ménagères, juste de quoi donner le change. Mais il était aussi mal à l’aise que s’il avait dû aller au théâtre le soir de la finale de la Coupe du monde de football.

Leur agent à Londres avait appelé trois jours plus tôt. Il espérait finaliser ce jour-là un important contrat avec un institut de prévoyance. Jacques en avait profité pour prendre un jour de congé et mettre sur pied son projet. Surprendre Cécile.

Ils étaient mariés depuis six ans, vivaient ensemble depuis huit et se connaissaient depuis dix. A la passion du début avaient succédé les stades habituels de toutes les relations. Mais depuis quelque temps, Jacques sentait imperceptiblement le commencement d’une distance. Il n’avait jamais pensé pouvoir ressentir cela. Il s’était marié pour la vie, concevait la fidélité comme un mal nécessaire mais non irrémédiable, et ne voyait aucune raison pour que quoi que ce soit vienne contrarier son plan. Il devait pourtant bien se rendre à l’évidence. Certains signes ne trompent pas. Rien de dramatique, mais de quoi tout de même y prêter attention. Ses absences répétées depuis qu’il avait son nouveau poste, sa propension à travailler tard sans raison, à rester boire des verres avec les collègues, sa soudaine passion pour le golf qui l’occupait souvent le week-end lui paraissaient des signes clairs, mais sans grande importance. Il admettait difficilement par contre que Cécile fasse de même et manifeste parfois de l’indifférence à son égard.

Une fois la nourriture achetée, il monta au rayon ménage. Il avait décidé de se procurer un nouveau couteau à viande. Celui qu’ils possédaient datait de l’époque où ils ne pouvaient se payer que des ustensiles Ikea et il ne correspondait pas au standing de leur nouvel appartement. Jacques avait insisté pour abandonner le deux pièces qu’ils occupaient sous gare et acheter un appartement moderne en duplex, au chemin Porchat. Cécile avait manifesté un attachement incompréhensible à leur ancien logement, petit et au quatrième étage, sans ascenseur. Mais Jacques avait fini par l’emporter. Il pourrait ainsi enfin inviter ses collègues, et surtout son chef, chez lui, ce qui était inimaginable auparavant.

Il était déjà seize heures lorsque Jacques présenta la clé électronique devant la porte de leur duplex. Entre son salaire, plus que confortable, et celui de Cécile, ils n’avaient aucune peine à payer les traites. Jacques avait même pu choisir dans les catalogues haut de gamme l’équipement de la cuisine. Le temps qu’il consacra à comparer les fours, les cuisinières, les lave-vaisselle et les rangements était inversement proportionnel à celui qu’il allait passer à les utiliser. Cécile avait pour sa part à peine manifesté un semblant d’intérêt pour ces choses, ne cessant de répéter que la vieille cuisinière à gaz qu’elle avait dû se résoudre à déposer aux déchets encombrants lui aurait bien suffi. Et de fait, Jacques n’avait rien fait d’autre dans cette cuisine, depuis deux mois qu’ils avaient emménagé, que du café tiré de la machine Nespresso offerte par la banque à la conclusion de l’hypothèque.

Il rangea soigneusement ce qu’il avait acheté et posa le bloc de bois contenant les six couteaux de cuisine qu’il avait finalement choisi. Il avait fière allure sur l’immense plan de travail qui trônait au milieu de la pièce. Il éprouva une excitation à l’idée d’utiliser les plaques électriques à induction – qui avaient nécessité de renouveler complètement la batterie de cuisine – et le four pourvu de la chaleur tournante, d’un grill et faisant office de steamer. Il s’était décidé pour une jardinière de légume, mets qu’il trouvait un peu banal, dans le seul but de faire fonctionner le steamer que Cécile n’avait pas encore étrenné. Il espérait ainsi lui démontrer les qualités de ce mode de cuisson facile, préservant le goût et les vitamines des aliments.

Cécile rentrait habituellement du travail à 19 heures. Il s’était assuré discrètement la veille qu’aucun rendez-vous ne figurait sur son agenda pour ce soir. Elle lui avait d’ailleurs répété plusieurs fois qu’elle allait profiter de cette soirée solitaire pour ranger des photos, lire, se coucher tôt.

La cuisine était judicieusement placée dans l’appartement. A un angle, une porte-fenêtre permettait de desservir leur immense terrasse, qui surplombait le quartier et offrait une vue impressionnante sur le lac et les Alpes. Un bar la séparait du living room et de l’espace destiné à recevoir une table à manger.

Il avait juste le temps de préparer la crème péruvienne afin de la laisser ensuite refroidir. Cela lui prit beaucoup plus de temps qu’il ne se l’était imaginé en lisant la recette. Si l’infusion de la vanille et des grains de café, la préparation du caramel et le mélange du chocolat n’avaient pas posé de problèmes particuliers, il crut bien ne jamais parvenir à faire épaissir la crème après y avoir incorporé les jaunes d’œufs. Il veillait constamment sur la préparation et jouait avec la chaleur de la plaque pour maintenir un frémissement en évitant l’ébullition qui, d’après la recette, allait produire des grumeaux. Il transpirait et ne voyait pas le moment où la mousse qui s’était formée en surface allait disparaître, signe que la cuisson était terminée. Il essaya plusieurs fois de napper une cuillère en bois avec de la crème chaude, ignorait la manière dont ce terme pouvait se matérialiser, et finit par remplir des pots, qu’il laissa refroidir.

De l’unique fenêtre donnant en façade, on apercevait l’immeuble d’à côté, en contrebas. Jacques fut amusé en constatant que le voisin, qu’il avait souvent vu torse nu se promener dans son appartement, était lui aussi affairé à la préparation d’un repas.

Le dessert étant prêt, il entreprit de tourner les rognons dans du sel, puis les lava soigneusement sous l’eau. Il les rinça plusieurs fois, se saisit sans hésiter d’un couteau de taille moyenne et les trancha en lamelles, qu’il posa sur un linge de cuisine. La lame passait à travers la viande presque sans efforts, tant elle était fine et aiguisée. Les lamelles étaient tranchées nettes, sans qu’elles ne s’effilochent, comme cela se serait produit avec le vieux couteau Ikea. Il se mit ensuite à la préparation de la patate douce, qu’il éplucha et coupa en fines tranches, avec un couteau pointu, plus petit. Puis ce fut au tour des légumes. Il hésita, et opta pour un troisième couteau. Le plus petit de tous, avec de très légères dents qui évitaient que les légumes mous ne s’éclaffent sous la pression de la lame. Ces activités lui procurèrent un plaisir qu’il ne pensait pas trouver dans la préparation d’un repas.

Les pots de crème péruvienne étaient suffisamment refroidis pour qu’il puisse les mettre au réfrigérateur. Il ne lui restait plus qu’à préparer quelques amuse-bouches pour l’apéro : des petites tomates, des boulettes de mozzarella, quelques feuilles de basilic, du gros sel, du poivre et une tombée d’huile d’olive. Cécile adorait et il ne se prit pas la tête à chercher des mets plus compliqués qu’elle serait capable de délaisser.

Le vin chambrait : un Cahors, recommandé par le sommelier de Globus. Il avait hésité avec un espagnol, qui lui semblait devoir se marier naturellement avec le taureau, mais se laissa convaincre par le discours du professionnel. La salade était lavée, les tranches de foie gras prêtes à rôtir. Jacques regarda sa montre : 18 heures 45 ; son minutage était parfait. Il décida de s’allonger un moment sur le canapé pour se décontracter et passa en revue la manière dont la soirée devait se passer : Cécile allait arriver, il l’embrasserait dans le cou, l’inviterait à aller s’asseoir sur la terrasse où la table était mise, et ne lui donnerait aucune explication sur la raison de sa présence. Elle aimait être surprise et se laisserait aller sans résistance. Il préparerait les tranches de foie gras pendant qu’ils prenaient l’apéro. Il se lèverait une fois la salade terminée, irait cuire en quelques minutes les chips et la viande, sortirait les légumes du steamer et préparerait deux assiettes, qu’il avait déjà mises à chauffer. Il révélerait à Cécile la véritable teneur des rognons après qu’elle les ait mangés, ou mieux, en fin de repas. Lui parler de testicules de taureau plus tôt risquerait de casser l’ambiance. Mais après quelques verres de Cahors, c’est elle qui deviendrait grivoise en apprenant ce qu’elle avait mangé. Une transition parfaite pour espérer l’attirer au lit et lui faire l’amour sans qu’elle semble compter les étoiles qui ornaient le plafond de leur chambre à coucher.

Lorsque Jacques se réveilla en sursaut, il était 19 heures 20. Il réprima une pointe d’inquiétude, craint que les tranches de fois gras ne soient restées trop longtemps à température ambiante et se leva. C’est en remplissant un verre à l’évier qu’il aperçut furtivement une robe bleue à bretelles à travers la fenêtre de la cuisine de son voisin. Cécile a la même. Il crut voir une mèche de ses cheveux voler et ne put s’empêcher d’aller dans leur chambre, ouvrir la penderie et y chercher vainement la robe bleue de Cécile. Retournant à la fenêtre, il ne vit que deux bras enlacer le cou du voisin, torse nu comme à son habitude. Puis le couple disparut. C’est ridicule. Si la robe n’est pas là, c’est que Cécile l’a mise. Et c’est un modèle courant, acheté il y a peu chez Zara. Rien d’étonnant à ce que d’autres femmes possèdent la même.

Pendant quinze minutes, il s’efforça de rester calme, ne put réprimer l’envie d’aller une dizaine de fois à la fenêtre, épia chaque bruit, espérant à chacun d’eux qu’il annonçait l’arrivée de Cécile. A 19 heures 45, il n’y tenait plus. Il appela Cécile sur son portable mais tomba sur sa boîte vocale. Il entrebâilla alors la porte de l’appartement, entendit deux fois l’ascenseur, des pas dans l’escalier, mais personne ne poussa la porte. C’est peu avant 20 heures qu’il prit le couteau qu’il avait utilisé pour trancher les rognons et se rendit chez le voisin. Il ne savait pas ce qu’il allait faire, mais l’image de Cécile dans les bras d’un homme au torse nu ne le quittait plus.

Cécile manqua de peu de le croiser dans l’entrée de l’immeuble. Elle fut surprise de trouver la porte ouverte, davantage encore de voir les préparatifs d’un repas sur le plan de travail. Elle pensa à une surprise de Jacques, certainement à la cave pour aller y chercher une bouteille, et se réprimanda en regrettant sa soirée solitaire. Heureusement qu’elle avait profité de passer un moment avec Agnès avant de rentrer.

Elle ne pouvait s’empêcher de regarder chez le voisin chaque fois qu’elle passait devant la fenêtre de la cuisine. Pour une fois, il n’était pas torse nu. Il était de dos, assis devant la table de la cuisine. Mais un détail attira son attention : une manière de pencher la tête qui n’appartenait qu’à Jacques.D’où elle était, il lui était impossible de voir qu’il coupait soigneusement en tranches ce qu’en termes culinaires on appelle des rognons blancs.