22 février 2009

Les Rognons blancs

Jacques Barlatti est un homme méticuleux. Aussi avait-t-il soigneusement préparé sa liste de courses, sur la base du menu choisi la veille : une salade folle au foie gras truffé, des rognons blancs sauce mielleuse, des chips de patate douce, une jardinière de légumes et des petits pots de crème péruvienne pour le dessert. Il alla chez l’un des rares bouchers qui restaient encore en ville, auquel il avait commandé les rognons blancs à l’avance. Il se rendit ensuite chez Globus où il choisit systématiquement les conditionnements les plus chers de piment doux, cannelle et cumin, et dut acheter un kilo de miel toutes fleurs, les boîtes plus petites ne correspondant pas à cette appellation.

Se retrouver à faire les courses pour un repas était une activité inhabituelle pour Jacques Barlatti. Et cela d’autant plus à 14 heures 30, un jour de semaine. Il aurait dû être à Londres, comme c’était souvent le cas depuis qu’il avait été promu responsable du secteur private banking pour l’Europe du Nord. Et la dernière fois qu’il avait dû choisir de la nourriture dans des étalages devait remonter à l’époque de ses études. Depuis, il avait toujours soit mangé chez ses parents, soit se trouvait avec une copine qui assumait parfaitement ce rôle. Cela avait d’ailleurs été parfois une des causes de rupture. Un reste peut-être de ses origines italiennes. Il effectuait bien quelques tâches ménagères, juste de quoi donner le change. Mais il était aussi mal à l’aise que s’il avait dû aller au théâtre le soir de la finale de la Coupe du monde de football.

Leur agent à Londres avait appelé trois jours plus tôt. Il espérait finaliser ce jour-là un important contrat avec un institut de prévoyance. Jacques en avait profité pour prendre un jour de congé et mettre sur pied son projet. Surprendre Cécile.

Ils étaient mariés depuis six ans, vivaient ensemble depuis huit et se connaissaient depuis dix. A la passion du début avaient succédé les stades habituels de toutes les relations. Mais depuis quelque temps, Jacques sentait imperceptiblement le commencement d’une distance. Il n’avait jamais pensé pouvoir ressentir cela. Il s’était marié pour la vie, concevait la fidélité comme un mal nécessaire mais non irrémédiable, et ne voyait aucune raison pour que quoi que ce soit vienne contrarier son plan. Il devait pourtant bien se rendre à l’évidence. Certains signes ne trompent pas. Rien de dramatique, mais de quoi tout de même y prêter attention. Ses absences répétées depuis qu’il avait son nouveau poste, sa propension à travailler tard sans raison, à rester boire des verres avec les collègues, sa soudaine passion pour le golf qui l’occupait souvent le week-end lui paraissaient des signes clairs, mais sans grande importance. Il admettait difficilement par contre que Cécile fasse de même et manifeste parfois de l’indifférence à son égard.

Une fois la nourriture achetée, il monta au rayon ménage. Il avait décidé de se procurer un nouveau couteau à viande. Celui qu’ils possédaient datait de l’époque où ils ne pouvaient se payer que des ustensiles Ikea et il ne correspondait pas au standing de leur nouvel appartement. Jacques avait insisté pour abandonner le deux pièces qu’ils occupaient sous gare et acheter un appartement moderne en duplex, au chemin Porchat. Cécile avait manifesté un attachement incompréhensible à leur ancien logement, petit et au quatrième étage, sans ascenseur. Mais Jacques avait fini par l’emporter. Il pourrait ainsi enfin inviter ses collègues, et surtout son chef, chez lui, ce qui était inimaginable auparavant.

Il était déjà seize heures lorsque Jacques présenta la clé électronique devant la porte de leur duplex. Entre son salaire, plus que confortable, et celui de Cécile, ils n’avaient aucune peine à payer les traites. Jacques avait même pu choisir dans les catalogues haut de gamme l’équipement de la cuisine. Le temps qu’il consacra à comparer les fours, les cuisinières, les lave-vaisselle et les rangements était inversement proportionnel à celui qu’il allait passer à les utiliser. Cécile avait pour sa part à peine manifesté un semblant d’intérêt pour ces choses, ne cessant de répéter que la vieille cuisinière à gaz qu’elle avait dû se résoudre à déposer aux déchets encombrants lui aurait bien suffi. Et de fait, Jacques n’avait rien fait d’autre dans cette cuisine, depuis deux mois qu’ils avaient emménagé, que du café tiré de la machine Nespresso offerte par la banque à la conclusion de l’hypothèque.

Il rangea soigneusement ce qu’il avait acheté et posa le bloc de bois contenant les six couteaux de cuisine qu’il avait finalement choisi. Il avait fière allure sur l’immense plan de travail qui trônait au milieu de la pièce. Il éprouva une excitation à l’idée d’utiliser les plaques électriques à induction – qui avaient nécessité de renouveler complètement la batterie de cuisine – et le four pourvu de la chaleur tournante, d’un grill et faisant office de steamer. Il s’était décidé pour une jardinière de légume, mets qu’il trouvait un peu banal, dans le seul but de faire fonctionner le steamer que Cécile n’avait pas encore étrenné. Il espérait ainsi lui démontrer les qualités de ce mode de cuisson facile, préservant le goût et les vitamines des aliments.

Cécile rentrait habituellement du travail à 19 heures. Il s’était assuré discrètement la veille qu’aucun rendez-vous ne figurait sur son agenda pour ce soir. Elle lui avait d’ailleurs répété plusieurs fois qu’elle allait profiter de cette soirée solitaire pour ranger des photos, lire, se coucher tôt.

La cuisine était judicieusement placée dans l’appartement. A un angle, une porte-fenêtre permettait de desservir leur immense terrasse, qui surplombait le quartier et offrait une vue impressionnante sur le lac et les Alpes. Un bar la séparait du living room et de l’espace destiné à recevoir une table à manger.

Il avait juste le temps de préparer la crème péruvienne afin de la laisser ensuite refroidir. Cela lui prit beaucoup plus de temps qu’il ne se l’était imaginé en lisant la recette. Si l’infusion de la vanille et des grains de café, la préparation du caramel et le mélange du chocolat n’avaient pas posé de problèmes particuliers, il crut bien ne jamais parvenir à faire épaissir la crème après y avoir incorporé les jaunes d’œufs. Il veillait constamment sur la préparation et jouait avec la chaleur de la plaque pour maintenir un frémissement en évitant l’ébullition qui, d’après la recette, allait produire des grumeaux. Il transpirait et ne voyait pas le moment où la mousse qui s’était formée en surface allait disparaître, signe que la cuisson était terminée. Il essaya plusieurs fois de napper une cuillère en bois avec de la crème chaude, ignorait la manière dont ce terme pouvait se matérialiser, et finit par remplir des pots, qu’il laissa refroidir.

De l’unique fenêtre donnant en façade, on apercevait l’immeuble d’à côté, en contrebas. Jacques fut amusé en constatant que le voisin, qu’il avait souvent vu torse nu se promener dans son appartement, était lui aussi affairé à la préparation d’un repas.

Le dessert étant prêt, il entreprit de tourner les rognons dans du sel, puis les lava soigneusement sous l’eau. Il les rinça plusieurs fois, se saisit sans hésiter d’un couteau de taille moyenne et les trancha en lamelles, qu’il posa sur un linge de cuisine. La lame passait à travers la viande presque sans efforts, tant elle était fine et aiguisée. Les lamelles étaient tranchées nettes, sans qu’elles ne s’effilochent, comme cela se serait produit avec le vieux couteau Ikea. Il se mit ensuite à la préparation de la patate douce, qu’il éplucha et coupa en fines tranches, avec un couteau pointu, plus petit. Puis ce fut au tour des légumes. Il hésita, et opta pour un troisième couteau. Le plus petit de tous, avec de très légères dents qui évitaient que les légumes mous ne s’éclaffent sous la pression de la lame. Ces activités lui procurèrent un plaisir qu’il ne pensait pas trouver dans la préparation d’un repas.

Les pots de crème péruvienne étaient suffisamment refroidis pour qu’il puisse les mettre au réfrigérateur. Il ne lui restait plus qu’à préparer quelques amuse-bouches pour l’apéro : des petites tomates, des boulettes de mozzarella, quelques feuilles de basilic, du gros sel, du poivre et une tombée d’huile d’olive. Cécile adorait et il ne se prit pas la tête à chercher des mets plus compliqués qu’elle serait capable de délaisser.

Le vin chambrait : un Cahors, recommandé par le sommelier de Globus. Il avait hésité avec un espagnol, qui lui semblait devoir se marier naturellement avec le taureau, mais se laissa convaincre par le discours du professionnel. La salade était lavée, les tranches de foie gras prêtes à rôtir. Jacques regarda sa montre : 18 heures 45 ; son minutage était parfait. Il décida de s’allonger un moment sur le canapé pour se décontracter et passa en revue la manière dont la soirée devait se passer : Cécile allait arriver, il l’embrasserait dans le cou, l’inviterait à aller s’asseoir sur la terrasse où la table était mise, et ne lui donnerait aucune explication sur la raison de sa présence. Elle aimait être surprise et se laisserait aller sans résistance. Il préparerait les tranches de foie gras pendant qu’ils prenaient l’apéro. Il se lèverait une fois la salade terminée, irait cuire en quelques minutes les chips et la viande, sortirait les légumes du steamer et préparerait deux assiettes, qu’il avait déjà mises à chauffer. Il révélerait à Cécile la véritable teneur des rognons après qu’elle les ait mangés, ou mieux, en fin de repas. Lui parler de testicules de taureau plus tôt risquerait de casser l’ambiance. Mais après quelques verres de Cahors, c’est elle qui deviendrait grivoise en apprenant ce qu’elle avait mangé. Une transition parfaite pour espérer l’attirer au lit et lui faire l’amour sans qu’elle semble compter les étoiles qui ornaient le plafond de leur chambre à coucher.

Lorsque Jacques se réveilla en sursaut, il était 19 heures 20. Il réprima une pointe d’inquiétude, craint que les tranches de fois gras ne soient restées trop longtemps à température ambiante et se leva. C’est en remplissant un verre à l’évier qu’il aperçut furtivement une robe bleue à bretelles à travers la fenêtre de la cuisine de son voisin. Cécile a la même. Il crut voir une mèche de ses cheveux voler et ne put s’empêcher d’aller dans leur chambre, ouvrir la penderie et y chercher vainement la robe bleue de Cécile. Retournant à la fenêtre, il ne vit que deux bras enlacer le cou du voisin, torse nu comme à son habitude. Puis le couple disparut. C’est ridicule. Si la robe n’est pas là, c’est que Cécile l’a mise. Et c’est un modèle courant, acheté il y a peu chez Zara. Rien d’étonnant à ce que d’autres femmes possèdent la même.

Pendant quinze minutes, il s’efforça de rester calme, ne put réprimer l’envie d’aller une dizaine de fois à la fenêtre, épia chaque bruit, espérant à chacun d’eux qu’il annonçait l’arrivée de Cécile. A 19 heures 45, il n’y tenait plus. Il appela Cécile sur son portable mais tomba sur sa boîte vocale. Il entrebâilla alors la porte de l’appartement, entendit deux fois l’ascenseur, des pas dans l’escalier, mais personne ne poussa la porte. C’est peu avant 20 heures qu’il prit le couteau qu’il avait utilisé pour trancher les rognons et se rendit chez le voisin. Il ne savait pas ce qu’il allait faire, mais l’image de Cécile dans les bras d’un homme au torse nu ne le quittait plus.

Cécile manqua de peu de le croiser dans l’entrée de l’immeuble. Elle fut surprise de trouver la porte ouverte, davantage encore de voir les préparatifs d’un repas sur le plan de travail. Elle pensa à une surprise de Jacques, certainement à la cave pour aller y chercher une bouteille, et se réprimanda en regrettant sa soirée solitaire. Heureusement qu’elle avait profité de passer un moment avec Agnès avant de rentrer.

Elle ne pouvait s’empêcher de regarder chez le voisin chaque fois qu’elle passait devant la fenêtre de la cuisine. Pour une fois, il n’était pas torse nu. Il était de dos, assis devant la table de la cuisine. Mais un détail attira son attention : une manière de pencher la tête qui n’appartenait qu’à Jacques.D’où elle était, il lui était impossible de voir qu’il coupait soigneusement en tranches ce qu’en termes culinaires on appelle des rognons blancs.

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