22 février 2009

Le thé à la vigne

Le moment du thé était de pur bonheur. Il différait selon l’époque de l’année.

Il y avait le thé solitaire, en hiver. Seul ou à deux, au moment de la taille, dans le froid, souvent, parfois aussi dans les premiers moments de chaleur de l’année, au début du mois de mars. Plus tôt, il n’y a pas de travail à la vigne, pas de thé, pas de « neuf heures », avec le pain et le fromage.

Le thé de l’hiver, c’est le signe du recommencement de l’année, des premières sorties, encore bien habillés, les préparatifs de la journée dans la nuit qui peine à se terminer. Nous arrivions à la vigne avec le lever du soleil. Parfois aussi avec la bise qui recommence à souffler après l’accalmie de la nuit. Chaque fois, la journée débute chaudement habillés, pull en laine et veste par dessus. Dans les beaux jours, la veste tombe avec les « neuf heures », avec le thé, le pull avant midi et la chemise dans l’après-midi. Dans les moins bons jours, on reste ainsi emmitouflés jusqu’au soir, n’ôtant que la veste au moment du repas de midi, le pull gardant le froid emmagasiné durant la matinée, le corps n’ayant pas le temps de réchauffer.

Mais heureusement, il y avait le thé, la première pause de la matinée, pour se réchauffer abrité contre un mur exposé au soleil ou occasion de prendre ses premières aises.

Il y avait le thé joyeux du printemps. La vigne est belle, premières pousses après la taille, sur un sol juste labouré, bien régulier, chaque motte cassée. On le dirait ratissé, aucune herbe n’a encore poussé entre les souches de vigne presque nues. L’engrais est mis, la terre n’a plus qu’à faire son travail.

C’est le temps de reprendre possession de la vigne, de faire les premières prévisions. On est toujours en retard, trop de pluie nous a retenus à la cave, ou à la remise à ranger, à étiqueter le jeune vin. La nouvelle vigne est plantée, l’ancienne est prête à produire. On se salue d’un charmu à l’autre, ou près de la fontaine où l’on ouvre une première bouteille.

Et il y a le thé, fidèle compagnon du vigneron, sorti du sac en osier, le pain et le fromage posés sur le linge à carreaux déplié. Le soleil du printemps appelle à prolonger la pause, on hésite à chercher de l’ombre. L’un engage la conversation par un « y fait déjà sacrément bon » ; l’autre répond machinalement d’un « meilleur qu’à six heures et demie, y faisait à peine trois à la porte de la cave ». Les échanges machinaux se poursuivent jusqu’au moment où celui qui commande fait mine de se lever ; alors l’autre range le thé, le pain et le fromage, s’il en reste, et repart à l’ouvrage. Un labour à finir, tirer le treuil sur la rangée suivante, attendre le signe de son compagnon qui tient la charrue au bout de son fil et mettre les gaz en faisant attention que ce soit bien la charrue qui monte entre les souches et pas le treuil qui descende. Ou bien, plus tard, quand les pousses de l’année sont déjà hautes, les attacher autour des échalas ou le long des fils. Parfois seuls, une longue journée rythmée par les trains : les mêmes chaque heure, et des « originaux » entre deux : celui chargé de voitures, un autre pour Rome ou plus loin encore, celui de marchandises qui remonte à vide. Parfois à deux, le temps passe plus vite on change plus souvent de vigne, la journée est moins monotone.

Il n’y a pas de thé en été. Les journées sont différentes. Il fait chaud, on commence plus tôt, le jour à peine levé et on finit à midi. On boit des choses froides, de la limonade, de l’eau au citron, du thé glacé, de la bière parfois, mais elle n’est pas odeur de sainteté chez les vignerons. Ou un petit blanc frais. C’est le temps des premières équipes dans la vigne, pour les effeuilles, laisser la place au soleil de venir teinter le raisin d’ambre et de brun. On commence à faire de la place pour l’automne, on s’inquiète des ventes de l’année. Il faut finir de mettre en bouteille, transvaser, nettoyer les vases en chêne, les entretenir s’ils sont vides pour qu’ils soient prêts à accueillir la nouvelle récolte à laquelle on pense déjà. On retarde le plus possible le moment de décharger la vigne des grappes excédentaires. On craint la grêle et les étourneaux, la pluie et la sécheresse, on s’inquiète d’un trop gros nuage noir ou d’un soleil trop fort. Tout est prétexte à imaginer le pire, les dix plaies d’Egypte s’abattant sur le Lavaux en l’espace de quinze jours.

On ose parfois un plongeon dans le lac ou un tour en bateau, l’air pressé et l’âme coupable de laisser ainsi la vigne sans travailleur et la cave vide. On la voit tout de même du coin de l’œil, de la plage ou de la barque, prêt à remonter à la première occasion. Les plus vieux critiquent les jeunes qui prennent des vacances en été et vont au lac le samedi.

Mais il n’y a pas de thé en été, ou alors avec des glaçons.

Et puis il y a le meilleur de tous les thés, celui de l’automne, celui des vendanges. Si l’année n’a pas été trop mauvaise, si les calamités redoutées ne se sont pas produites, c’est le temps de l’abondance. Dans les vignes, dans les caves et dans les cuisines, dès six heures du matin. Les tablées de vingt, les kilos de beurre coupés en grosses tranches dans les assiettes jaunes pâles ressorties pour l’occasion, la confiture dans les coupes à dessert et les gros pains coupées en tranches larges. Il faut avoir fini avant sept heures. Pendant que les femmes rangent, les hommes préparent la camionnette et la cloche n’a pas fini de sonner que le chargement s’ébranle, hommes, femmes, caisses jaunes, sur le pont et dans la cabine. On commence dans la fraîcheur du matin, grande équipe silencieuse, le sommeil sur les yeux. Quelques paroles, brèves, qui semblent résonner entre les ceps de vigne, une caisse pleine, trois prêtes à être portées sur la camionnette. Pas de paroles inutiles, un sourire parfois entre deux complices, le souvenir du baiser de la veille, ou l’espoir de celui du soir.

L’esprit est au labeur, le matin, aux vendanges. Jusqu’au thé.

Alors là, les langues se délient, on pose les sécateurs sans même finir le rang entamé, la caisse à moitié pleine. On l’attendait depuis déjà vingt, trente minutes, le dos courbé sous les feuilles ou chargé de caisses à monter. On guettait la camionnette, on calculait le temps qu’il lui faudrait pour revenir du dernier voyage. Celui qui descend les paniers, ou qui appelle, est le sauveur. Jamais ordre n’aura été suivi aussi rapidement. On se cherche un siège, un mur encore frais, une caisse retournée. Les hommes proposent leurs genoux, les filles refusent en riant. Le grand-père ouvre le panier, sort les bouteilles thermos, rouges ou vertes, avec des carreaux en relief. Quand il les ouvre, de la vapeur s’en échappe, promesse d’un bol chaud et sucré. Le grand-père distribue aussi les morceaux de pain et de fromage, préparés à l’avance, la couenne déjà enlevée. Les mains se tendent, cherchant ensuite un endroit plat pour poser le thé, ou alors tenant dans la même main pain et fromage, le bol dans l’autre, pour alterner les deux aliments, puis la boisson pour terminer, après chaque bouchée. Ah ! le thé chaud et doux qui se mélange, dans la bouche, au pain et au fromage.

Les hommes s’enhardissent, les filles rigolent entre elles, lancent des clins d’œil, les regard se cherchent. On plaisante, et gare à celui qui se vexe. Il faut répondre ou encaisser, pas d’autre issue. Mais le thé fait descendre tout ça. On évalue le travail déjà fait, celui qui reste jusqu’au dîner. A quelle heure changer de parchet. Les rires fusent, les mines renfrognées s’éclairent. Le grand-père sert le thé jusqu’à la dernière goutte, le pain et le fromage tant qu’il y en a. Et la journée s’en trouve changée : les rires continuent, couvrant le bruit des sécateurs, on se parle d’une rangée à l’autre, les hommes surveillent les grappes oubliées, réclamant un baiser à la vendangeuse coupable. En même temps que le thé, le soleil commence à chauffer le dos, on tombe les jaquettes. Les hommes peuvent exhiber leurs bras musclés et les filles ce qui les fait loucher. Le raisin lui-même semble s’être réchauffé le temps de boire le thé. Il ne refroidit plus les mains quand on le tient. Il est chaud, un peu collant, bien doré dans la main. Il est beau et généreux, comme le panier du grand-père.

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