22 février 2009

Gros mangeurs

Le boucher avait le physique du cochon, à commencer par l'absence de cou. La tête était posée directement sur les épaules et les trois os qui permettent à tout vertébré de tourner la tête et de la pencher en avant semblaient lui manquer. Et de fait, ces mouvements lui coûtaient un effort particulier, ce qui fait qu'il bougeait légèrement les épaules chaque fois qu'il tournait la tête. La ressemblance concernait un porc d'automne, bien engraissé au petit lait durant tout l'été, et prêt à être transformé pour la Saint-Martin. De telle sorte que les bras du boucher donnaient l'impression de ne pas pouvoir se rejoindre devant son ventre et que seule la présence d'un couteau suffisamment long lui permettait de trancher de la main droite un morceau de viande qu'il tenait de la gauche. Mais cette distance entre les mains ne gênait en rien sa dextérité et son adresse. La découpe se faisait toujours à l'endroit voulu, sans hésitation et avec une incroyable précision pour un homme qui devait se servir d'un miroir pour se voir le sexe.
Cet anthropomorphisme inversé ne surprenait pas au milieu des tas de côtes de porcs, des bacs de ragout et des alignements de rôtis marinés.
Et toujours de bon conseil avec ça. Bien que personne ne l'ait jamais vu cuisiner autre chose que des rôtis embrochés par demi-douzaine au moins, il savait parfaitement et sans aucun calcul le temps de cuisson de chacun des morceaux qu'il vendait, en l'adaptant au poids effectif qu'il vous vendait.
Le poids, justement.
Il y avait chez lui deux systèmes permettant de déterminer la quantité à acheter.
Le classique, au poids. Et l'alternatif, au nombre de convives.
Les plus prudents énonçaient le poids de viande désiré, admettaient sans rechigner que celui-ci fut dépassé jusqu'à dix pour-cent sans protestation possible, mais n'avaient pas droit à la considération du boucher, qui estimait ce système comme l'industrialisation de tâches artisanes, comme la perte d'un savoir-faire professionnel, de son savoir-faire professionnel. Ceux qui demandaient à être servis au poids étaient à peine salués et vite expédiés. Les conseils se limitaient à une brève réponse aux questions posées.
Le système alternatif équivalait à s'en remettre presque entièrement à l'appréciation de l'homme de métier. Il consistait à annoncer le nombre de convives. Le boucher faisait ensuite le calcul, après toutefois une seconde épreuve. La réponse à la question rituelle: «Gros mangeurs?» L'interrogation était formulée de manière fermée, la réponse ne pouvant qu'être affirmative. Oser répondre: «Non, petits mangeurs» eut été un crime bien pire que d'acheter au poids. Car le péché originel était avoué, sans aucun doute possible. Acheter 300 grammes de viande sans préciser si c'était pour une, deux ou trois personnes laissait au client le bénéfice du doute. Peut-être allait-il être le seul mangeur... Alors qu'avouer que l'on était un petit mangeur, qui plus est entouré de petits mangeurs, ne pouvait que vous valoir un bannissement de durée indéterminée.
Et c'est ainsi que des centaines de clients sont repartis pendant des dizaines d'années avec deux fois le poids de viande dont ils avaient réellement besoin.

1 commentaire:

betterave.urbaine a dit…

j'aime beaucoup ce texte !
moi je suis toujours terrorisée par le regard expert du boucher, quand je lui commande des morceaux dont je ne sais même pas à quoi ils sont censés ressembler...
et gros mangeurs, évidemment, gros mangeurs, on veut pas paraître radins non plus !