15 mars 2009

La Vigne du Rat

Il en était fier, de sa vigne. La première qu'il avait achetée, au Dézaley.
La vigne était alors une maîtresse qui demandait beaucoup et donnait peu. Beaucoup de sueur dans les pentes de Lavaux, pour un vin qui ne se vendait pas bien cher.
Il acheta donc la vigne avec ce qu'il avait économisé, discrètement, sur ses premiers salaires au moulin. Il y faisait les trois huit. Ce qui lui laissait chaque jour la matinée ou l'après-midi pour aller à la vigne. Pas bien grande, mais fière, perchée au-dessus du sentier que le chemin des améliorations foncières viendrait remplacer une trentaine d'années plus tard. Cinq charmus étroits, séparés par des murs hauts. Les escaliers de pierre permettaient à peine de poser les deux pieds sur la même marche. Et avec le mur qui semblait gonfler par endroit, il fallait être mi-équilibriste, mi-contorsionniste, pour monter avec les outils ou descendre avec une brante pleine. Il n'était pas plus sûr de passer entre les rangées de ceps, tant la pente était raide.
Cela ne lui fit pas peur. Il avait conscience de mettre un premier pied au Dézaley, alors que son père n'avait jamais pu y planter le moindre échalas. Et il poursuivit sa conquête, achetant par-ci, louant par-là.
Il l'appela la vigne du Rat, le surnom des habitants du village. Parce qu'il était en terre «étrangère», ayant changé de commune en passant le ruisseau. Pour marquer sa volonté de conquête. C'était le seul Rat dans le coin, bientôt rejoint par quelques autres.
Ce nom devint connu et chacun au village l'adopta. On ne disait pas la vigne à Georges; on disait la vigne du Rat, avec une pointe de respect . Même si rien ne la distinguait des autres, si son nom n'apparaissait nulle part. Jusqu'à ce que, cinquante ans plus tard, il doive refaire le mur. Alors le grand-père maçonna une sorte de plaque, y dessina un rat et deux dates. Celle de l'achat de la vigne et celle du jour.
Pas une fois nous ne sommes passés devant sans que le grand-père me rappelle son histoire, régulièrement agrémentée d'anecdotes nouvelles, réelles ou imaginaires. Je n'y pénétrais donc qu'avec respect, la taillant avec crainte. Et c'est toujours dans le charmu du haut que nous faisions les neuf heures, avec mon oncle, qui avait repris le domaine.
Parce qu'il avait fallu y monter le treuil, supporter les craquements dans le dos, risquer la chute, tirer et charogner plusieurs fois avant de le planter dans la terre. On labourait de haut en bas, mais nous remontions les cinq charmus pour les neuf heures, pour admirer l'ouvrage qui nous avait coûté tant d'efforts et se dire que, quand-même, c'était d'ici que l'on avait la plus belle vue sur le lac.
Le grand-père est mort, la vigne fut louée, puis vendue.
Mais la plaque est encore là.

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